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où des hommes se rencontrent, où des conditions étrangères l’une à l’autre se heurtent ; mais il ne faut point chercher dans cette idée générale la part que Goethe a mise de lui-même, elle est plutôt dans la reproduction de la vie de tout ce monde qui s’agite sous nos yeux. Qu’on ne pense pas toutefois que nous voulions confondre ici le Tasse avec ce qu’on appelle vulgairement les drames de cour, avec les pièces d’Iffland, par exemple, et toutes les pièces semblables qui ne se préoccupent d’ordinaire que du dehors des choses, et, quand il s’agit de ce monde, n’en veulent qu’à ses manières, son étiquette et ses costumes. Goethe, ici comme partout, descend dans les secrètes profondeurs de l’ame de ses personnages, et, quelles que soient ces apparitions variées qu’il nous montre, il ne perd jamais un seul instant de vue l’idée qui les met en jeu.

Après ce que nous avons dit, on serait mal venu de vouloir demander à cette œuvre des conditions qu’il n’entrait point dans les desseins de Goethe de lui donner, et que du reste la nature même du sujet ne comportait guère. Il ne faut chercher ici ni les grands caractères, ni l’élévation sublime des sentimens, ni les synthèses philosophiques, ni les incidens multiples qui s’entrecroisent dans une pièce de théâtre et font le tissu de l’action. Pour les grands caractères, largement accusés, il y a Egmont ; pour les idées philosophiques Faust, et pour les incidens dramatiques Goetz de Berlichingen. Le Tasse de Goethe n’est ni un drame, ni une tragédie, mais un poème où l’auteur s’étudie à reproduire les sensations qui l’ont agité pendant une certaine période de sa vie, à leur donner la forme, à les jeter dans le tourbillon de l’existence, afin d’avoir une bonne fois réglé ses comptes avec elles, de n’y plus revenir, d’en être quitte. Pour ma part, je regarde le Tasse comme un éclatant hommage rendu par Goethe à cette éternelle vérité : que la poésie est la délivrance de l’ame. Lui-même, dans ses Tablettes annuaires et quotidiennes (Tages und Jahresheften), raconte qu’il s’est débarrassé, dans le Grand-Cophte, des impressions profondes que les premiers évènemens de la révolution française avaient fait naître en lui ; nul doute qu’il n’ait agi de même cette fois à l’égard de l’être objectif et poétique de la vie de cour, sur lequel il aura voulu dire son dernier mot dans le Tasse. On ne saurait prétendre, d’ailleurs, qu’il ait jamais cherché à se dissimuler l’insuffisance du cercle au milieu duquel sa destinée l’avait conduit. N’y a-t-il pas de la prophétie dans le sens de ses paroles, lorsque, se trouvant à Heidelberg, entre deux carrières opposées, il se décide enfin à partir pour Weimar, et, dans son