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profond de ma misère. » Si Goethe a découvert en lui cette source inépuisable de consolation, cette force invincible tant qu’elle ne désespère pas d’elle-même, le vrai génie poétique, en un mot, c’est à son voyage d’Italie qu’il le doit ; et, bien que ses relations à la cour de Weimar lui aient inspiré l’idée du Tasse, il est impossible de ne pas attribuer l’intention de certaines parties, du dénouement surtout, à l’influence de ce voyage aussi bien qu’aux progrès qui se firent alors dans son développement intérieur. Désormais sa vocation est déterminée. Quoi d’étonnant qu’une fois engagé dans cette voie il éloigne de lui toute émotion capable de troubler le calme dont sa pensée a besoin, et dans ses rapports avec les hommes ne songe qu’à grossir le trésor de ses observations ? Franchement, quel grand crime peut-on faire à Goethe de tout cela, et qui oserait lui jeter la première pierre ? Le poème du Tasse est l’œuvre d’un homme qui sait contempler le monde dans ses profondeurs, qui partage quelquefois ses faiblesses, mais du moins les reconnaît et dédaigne de les travestir. Goethe ne prend le monde que comme un objet de froide contemplation, auquel il ne demande rien, ce qui n’empêche pas que les contradictions et les dissonnances qu’il observe ne l’affectent ; car la plupart de ses œuvres, Werther, Goetz, les Affinités électives, Wilhelm Meister, Faust, portent évidemment l’expression douloureuse et profonde de ce sentiment. C’est là surtout qu’il faut chercher le véritable point de démarcation qui existe entre Goethe et Schiller. Qu’on nous permette à ce sujet un dernier rapprochement entre ces deux grandes natures, rayons augustes et lumineux, mais différemment réfléchis, du soleil divin. Goethe sent aussi bien, aussi profondément que Schiller, les misères et le néant du monde et de la vie, seulement il sait y échapper par d’autres moyens. Frappé de l’inexorable contradiction qui éclate entre l’idée et la réalité, Schiller ne trouve de salut aux angoisses qui le dévorent qu’en s’élançant vers l’idéal ; chacun de ses poèmes témoigne de la vérité de cette assertion, et, pour ne citer qu’un exemple au hasard, l’esprit cosmopolite de Don Carlos vient de là. L’idée l’entraîne invinciblement avec elle, et la plupart du temps l’élève jusqu’au dernier terme de sa substance. Il ne trouve, pour le monde comme pour ses créations poétiques, d’unité qu’au-delà du réel dans une harmonie entre ses personnages et l’idée essentielle, harmonie excentrique, impuissante à satisfaire les désirs infinis qu’elle éveille chez le poète. Goethe voit les choses autrement ; l’auteur de Faust, du Tasse et d’Iphigénie est un esprit trop énergique et trop puistant pour se laisser aller à croire qu’on puisse arriver par de pareils