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GOETHE.

à moins d’en admirer partout la grandeur, partout le calme, partout la dignité souveraine ? La vie de Goethe est une épopée dans la forme antique, où l’objectivité domine. Point de fait qui se détache de l’ensemble, point d’épisode pour l’imagination et le roman. Tout s’enchaîne avec goût, se succède avec méthode, se coordonne harmonieusement. Cela est beau parce que cela est simple ; et, chose étrange, du commencement à la fin, l’unité ponctuelle de cette existence ne souffre pas la moindre atteinte : il n’y a pas jusqu’à la mort qui ne s’y conforme. Qu’est-ce, en effet, que la mort de Goethe, sinon l’épilogue en costume du beau drame de sa vie ?

    n’avaient rien à gagner à cette décomposition étrange de l’amour que l’alchimiste singulier faisait en lui, au profit de la poésie et de l’art. Frédérique en voulait à sa pensée, à sa tête, à son cœur ; il la laissa mourir. Sa servante n’en voulait qu’à ses sens, il l’épousa. — Un mot de la femme de Goethe. Elle vint à lui un matin pour demander une grace : jeune, fraîche, accorte, elle lui plut, il la prit avec lui. Goethe eut de cette femme plusieurs enfans, qui tous moururent, tous, jusqu’à ce fils unique qui devait continuer sa race. — Le fils de Goethe mourut avant l’âge, comme le fils de Napoléon ; la destinée frappa les deux titans dans leur postérité. Goethe ressentit ce coup profondément, mais avec résignation et sans se plaindre. — Goethe vécut de longues années avec la mère de ce fils, et finit par l’épouser en 1809, au moment même où tonnait la canonnade d’Iéna. Cette femme avait été fort belle ; cela suffisait à Goethe, et d’ailleurs elle avait pour loi de ne jamais sortir de ses attributions domestiques, de ne jamais le déranger. Dans la société qui gravitait autour de son maître, elle avait choisi son monde et s’y tenait. Lorsque Goethe descendait des sphères de la pensée, il était bien aise de trouver là cette femme de la terre, à laquelle il savait gré de n’avoir rien perdu de son individualité, et qui lui rappelait par son air et ses façons les douces voluptés d’un temps vers lequel il aimait à revenir. Et puis, elle lui avait donné un héritier de son nom, qui, pour la force du corps, ne le cédait en rien à son père. À vrai dire, c’était là tout ce qu’il y avait de commun entre Goethe et ce jeune homme, que Wieland appelait à bon droit le fils de la servante (der Sohn der Magd). Cette femme avait un attachement profond pour Goethe ; le conseiller intime, comme elle disait toujours, était son dieu, et malheur à qui osait douter lorsque le conseiller intime avait prononcé ! Ce fut après une querelle de ce genre que Mme de Goethe ferma sa porte à la célèbre Bettina, dont Goethe commençait alors à se lasser, de sorte qu’il ne fit rien pour que l’arrêt fût révoqué.

    Tous ses soins, toutes ses attentions étaient pour le conseiller intime, à qui elle s’efforçait de rendre la vie agréable et commode. « Qui pourrait croire, disait-il un jour à ses amis, qui pourrait croire que cette personne a déjà vécu vingt ans avec moi ? Ce qui me plaît en elle, c’est que rien ne change dans sa nature, et qu’elle demeure telle qu’elle était. »

    Dans une promenade qu’ils faisaient ensemble à la campagne, Mme de Goethe, frappée d’un coup d’apoplexie, resta étendue et comme morte dans la voiture. Goethe donne l’ordre au cocher de retourner, et se contente de murmurer à part lui : « Quelle frayeur ils vont avoir à la maison lorsque nous allons nous arrêter et qu’ils verront cette personne morte dans la voiture ! »