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puissance. Pendant les premières années qui suivirent la bataille d’Iéna, l’extrême liberté que le grand-duc affectait dans ses jugemens politiques et ses prétentions de plus en plus manifestes à la couronne de Prusse, éveillèrent la sollicitude de ses amis. Or, voici en quels termes Goethe les rassurait un jour : « Soyez sans crainte, le duc appartient à cette race de démons élémentaires dont le caractère de granit ne se ploie jamais, et qui cependant ne peuvent périr. Il sortira toujours sain et sauf de tous les dangers ; il le sait lui-même fort bien, et voilà pour quelle raison il s’aventure dans des entreprises où tout autre que lui succomberait au début. »

Le croira-t-on ? l’esprit de dénigrement et de réaction qui s’abat toujours sur la mémoire des grands hommes s’est efforcé déjà bien des fois de tourner contre Goethe cette noble intimité dans laquelle il vivait avec Charles-Auguste. La cause de ces rapports, qu’il fallait chercher dans le généreux sentiment d’une nature élevée, on a prétendu l’avoir trouvée dans les misérables préoccupations d’une puérile vanité. On a fait de Goethe un courtisan mesquin, un conseiller aulique d’Hoffmann, tout cela parce qu’il avait au fond peu de sympathie pour la multitude, aimait les grandes manières, les distinctions, les titres, l’autorité partout, et qu’il employait volontiers, dans ses vieux jours, le style des chancelleries[1]. On défend au poète

  1. On a beaucoup parlé des façons aristocratiques de Goethe, de son affectation à se montrer partout vêtu d’habits de cour, d’uniformes chamarrés de soie et d’or. Cependant il convient de rétablir la vérité dans son exactitude. Le fait est que Goethe, comme tout homme qui a conscience de sa force et de sa grandeur personnelle, tenait le rang où son génie et la distinction du prince qu’il servait l’avaient placé ; mais cela sans faste, sans parade, toujours avec modération, mesure et bon goût. Il aimait aussi ce qu’on appelle encore aujourd’hui le décorum, et même un jour il alla jusqu’à faire sentir l’inconvenance de sa conduite à un certain étudiant de Leipzig, qui, dans ses allures de Brutus, s’obstinait à demeurer assis sur un sopha au moment où le grand-duc de Weimar entrait dans le salon. Mais il me semble qu’on ne peut guère voir là que les façons d’agir d’un homme bien élevé qu’une indélicatesse pique au vif. Avant tout, il faut être poli, même avec les princes. Il se plaisait aussi beaucoup dans la société des femmes, et, lorsqu’il s’en trouvait de jeunes et de belles dans son salon, il déployait à leurs pieds une galanterie d’ancien régime qui convenait à merveille à son air. Quant à son costume, on aurait pu s’épargner tant de frais d’imagination et de broderies, car chacun sait que son habit de gala était tout simplement un frac noir, et qu’il ne portait jamais qu’une seule plaque sur sa poitrine. Le reste du temps, on le trouvait chez lui en robe de chambre, le cou nu, ses larges tempes découvertes, tantôt marchant à grands pas, un arrosoir à la main, à travers ses plates-bandes, et mouillant ses beaux rosiers, dont il se faisait gloire dans la ville ; tantôt assis sous les figuiers du jardin, devant une petite table, entouré de livres, de crayons, de bocaux et d’objets d’histoire naturelle.