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grand-duc semblait ne rien négliger pour réveiller la colère de Napoléon, qui cependant, sur le chapitre de Weimar, avait bien des choses à oublier ; que c’était ainsi qu’on avait vu Charles-Auguste, accompagné du baron de Müffling, visiter, en passant dans ses états, le duc de Brunswick, l’ennemi mortel de la France.

« Assez ! s’écria Goethe l’œil enflammé de colère, assez, je n’y tiens plus ; que veulent-ils donc, ces Français ? Sont-ils des hommes, eux qui demandent plus que l’humanité ne peut faire ? Depuis quand donc est-ce un crime de rester fidèle à ses amis, à ses vieux compagnons d’armes dans le malheur ? Fait-on si peu de cas de la mémoire d’un brave gentilhomme, qu’on en vienne à vouloir que notre souverain efface les plus beaux souvenirs de sa vie, la guerre de sept ans, la mémoire de Frédéric-le-Grand, qui fut son oncle, enfin toutes les choses glorieuses de notre vieille constitution allemande, auxquelles il a pris lui-même une si vive part, et sur lesquelles il a joué sa couronne et son sceptre ? Votre empire d’hier est-il donc si solidement établi que vous n’ayez pas à craindre pour lui dans l’avenir les vicissitudes de la destinée humaine ? Certes, ma nature me porte à la contemplation paisible des choses, mais je ne puis voir sans m’irriter qu’on demande aux hommes l’impossible. Le duc de Weimar soutient à ses dépens les officiers prussiens blessés et sans solde, avance 4,000 thalers à Blücher après la déroute de Lübeck, et vous appelez cela une conspiration ! et vous lui en faites un crime ! Supposons qu’aujourd’hui ou demain un désastre arrivât à votre grande armée : quel mérite n’aurait pas aux yeux de l’empereur le général ou le feld-maréchal qui se conduirait en pareille circonstance comme notre souverain s’est conduit ! Je vous le dis, le grand-duc fait ce qu’il doit ; il se manquerait à lui-même s’il agissait autrement. Oui, et quand il devrait à ce jeu perdre ses états et son peuple, sa couronne et son sceptre, comme son prédécesseur l’infortuné Jean, il faut qu’il tienne bon, et ne s’éloigne pas des généreux sentimens que lui prescrivent ses devoirs d’homme et de prince. Le malheur ! Qu’est-ce que le malheur ? C’est un malheur lorsqu’un souverain doit faire bonne mine aux étrangers qui se sont installés dans sa maison. Et si sa chute se consomme, si l’avenir lui garde le sort de Jean, eh bien ! nous ferons, nous aussi, notre devoir ; nous suivrons notre souverain dans sa misère comme Lucas Kranach suivit le sien, et nous ne le quitterons pas d’un seul instant. Les femmes et les enfans, en nous voyant passer dans les villages, ouvriront leurs yeux tout en larmes, et s’écrieront : « Voilà le vieux Goethe, et le grand-