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aux gens du peuple, saluant d’un air sympathique les jeunes filles sur leur porte. Tantôt il s’arrêtait avec admiration devant un arc-de-triomphe, tantôt devant une fenêtre pavoisée de rubans et de fleurs ; louant les uns, tançant les autres, encourageant tout le monde ; alerte, dispos, triomphant, heureux de vivre. Chaque fois que le cours du temps ramenait l’anniversaire de Charles-Auguste, c’était chez Goethe le même empressement, la même sollicitude matinale. Dès que le jour commençait à poindre, il sortait de la délicieuse maison de plaisance qu’il habitait dans le parc du grand-duc, presque vis-à-vis de ses fenêtres, et, se glissant à pas de loup à travers les feuillages et les marbres du jardin, venait surprendre à son réveil l’ami de sa vie entière ; car, lui disait-il, je suis le premier et le plus vieux de vos amis, et je veux être aussi le premier à vous complimenter. — Le soir, sa maison illuminée était ouverte à tous ; il y avait gala chez lui ; on causait, on buvait à la santé du prince, on chantait des vers en son honneur ; puis, quand l’heure de se reposer était venue, quand on avait porté le dernier toast, l’illustre vieillard se levait et reconduisait ses hôtes au milieu de la nuit. Ce fut à l’occasion d’un de ces anniversaires (3 septembre 1809) que Goethe reçut cette lettre du grand-duc[1] :


« Merci pour la bonne part que tu as prise à la journée d’aujourd’hui. Puissent ton activité, ton contentement, ton bien-être, se prolonger aussi long-temps que j’aurai des jours heureux à vivre avec toi ! Alors l’existence me sera d’un grand prix.

« Adieu.Charles-Auguste. »


Puis, en post-scriptum :

  1. Voici les seuls vers dans lesquels Goethe ait jamais chanté l’amitié de Charles-Auguste :

    « Entre tous les princes de Germanie, le mien est petit ; ses états sont bornés, eu égard seulement à ce qu’il pourrait faire. Mais si chacun savait, comme lui, tourner ses forces au dedans et au dehors, ce serait une fête d’être Allemand avec les Allemands. Pourquoi le louer, lui que ses actions et ses œuvres proclament ? Peut-être on doutera de ma bonne foi, car il m’a donné ce que les grands ne donnent guère, sympathie, loisir, confiance, champs, et jardin, et maison. Je ne dois rien à personne qu’à lui, et certes il me fallait beaucoup, à moi poète qui comprenais si mal les soins de la fortune. L’Europe m’a loué : que m’a donné l’Europe ? rien. J’ai payé bien cruellement, hélas ! mes vers. L’Allemagne m’imita, la France put me lire ; Angleterre, tu reçus en amie ton hôte en proie au trouble. Cependant, que m’importe que le Chinois lui-même peigne d’une main peu sûre Werther et Lolotte sur la porcelaine ? Jamais un empereur, jamais un roi ne s’est enquis de ma personne ; lui seul fut pour moi Auguste et Mécène. »