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Goethe sentit profondément la perte qu’il avait faite ; vainement il s’efforça de ne rien témoigner de sa douleur : plusieurs mois après, sa douleur se trahissait encore à son insu. Dans Charles-Auguste, Goethe perdait le dernier de ses amis, le dernier membre de cette union de génie et de gloire qui avait donné son grand siècle à l’Allemagne. Déjà depuis long-temps il avait vu partir l’un après l’autre Herder, Wieland, Schiller, et maintenant la mort venait d’abattre Charles-Auguste, le chêne royal sous lequel toutes ces renommées avaient pris leurs ébats en des jours plus heureux et dont les rameaux avaient donné de l’ombre à sa vieillesse. Charles-Auguste mort, Goethe sentait que désormais pour lui tout était accompli (nun ist alles vorbei) ; il se voyait seul, égaré parmi les générations nouvelles, sans autre abri que le passé. Dans la mort de son auguste ami, c’était sa propre fin qu’il déplorait, et son émotion était d’autant plus vive et plus profonde, qu’elle avait sa source dans son égoïsme[1].

Heureux temps que ceux vers lesquels Goethe se reportait alors par le souvenir ! Quelle cour que celle de Weimar aux jours où florissait Charles-Auguste. D’un côté, Wieland, Herder, Schiller, Goethe, tout ce que le génie a d’honneur et de gloire pour un règne ; de l’autre, Charles-Auguste, les princesses Anne-Amélie, Louise et Marie-Paulowna[2], tout ce qu’un règne a de protection intelligente,

    pas entre nous deux. » Ce père était un homme froid et circonspect, un bourgeois tiré au cordeau de la ville impériale de Francfort, qui mesurait ses pas et réglait sa vie avec méthode. Goethe le rappelait dans ses formes et dans sa démarche.

  1. Bien entendu que ce découragement dont il fut atteint vers ses derniers jours lui venait seulement de la conscience qu’il avait acquise que désormais son activité avait touché à son terme dans cette vie. Dans les regrets qu’il donnait à Charles-Auguste, le dernier représentant au trône d’un âge auquel il avait communiqué, lui Goethe, l’impulsion souveraine, la misérable inquiétude du favori qui craint de manquer de protecteur dans l’avenir n’entrait pour rien. Je ne soutiendrai pas que la douleur que le poète ressentit de cette perte n’ait point été plus profonde, plus âpre et plus sincère que celle de l’ami ; mais, on peut le dire, le cœur de Goethe fut toujours fermé à d’indignes calculs d’intérêt personnel, que, du reste, les circonstances ultérieures n’eussent point justifiés. Ces nobles sentimens à l’égard du prince de la pensée en Allemagne étaient héréditaires dans la famille de Saxe-Weimar. Charles-Auguste, en mourant, les légua à son fils avec la couronne, et Goethe trouva jusqu’à la fin dans Charles-Frédéric, son royal élève, les délicates prévenances et la généreuse sympathie dont il ne cessa jamais d’être l’objet de la part de ses souverains.
  2. Anne-Amélie, Louise, Marie-Paulowna. Ces nobles princesses se succédèrent dans la cour de Weimar pendant l’espace d’environ un siècle, et Goethe vécut assez pour les connaître et les apprécier toutes trois. Ce fut toujours entre ces augustes personnes et le grand poète, qui eut l’honneur d’être admis dans leur intimité, un