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Mais alors le prestige était bien affaibli : déjà toute ma jeunesse s’était passée hors d’Europe ; j’avais parcouru cent contrées diverses, et je venais d’ailleurs de voir à Manille une population chinoise en quelque sorte, de vivre au milieu d’elle, et il me semblait que je ne pourrais plus éprouver en Chine cette sensation (la plus forte que j’aie ressentie chaque fois que j’ai visité un pays nouveau) que cause toujours la première vue d’un peuple inconnu. Cependant c’était encore quelque chose que de fouler cette terre où tout diffère de notre Europe, cette terre qui a une civilisation à part, que nous affectons de mépriser, et qui nous le rend avec usure.

Un brick américain, le John Gilpin, connu par sa marche rapide, allait lever l’ancre pour Macao ; le 21 décembre 1837, je m’embarquai à Manille comme passager. Le cinquième jour de notre navigation, nous étions en vue de l’île Leman, à l’embouchure de la rivière de Canton. Dès le matin, nous avions été entourés de bateaux de pêche chinois ; à leur forme, le capitaine avait reconnu que nous étions au vent de la passe de l’île Leman, car les bateaux des côtes sous le vent ne s’aventurent jamais de ce côté, dans la crainte d’être dépouillés par ceux de Macao et des côtes voisines. Nous pûmes tout d’abord nous convaincre qu’en Chine rien ne se fait comme chez nous. Ces embarcations défiaient toute comparaison avec celles des diverses nations que j’avais visitées. Les Chinois ont surtout pris leurs modèles dans la nature : ils ont donné à leurs bateaux la forme de l’oie ou du cygne, si vous l’aimez mieux. L’arrière est tellement relevé, qu’il ne touche pas l’eau, tandis que l’avant y plonge profondément. Ces bateaux ont deux voiles et vont ordinairement deux par deux ; on les rencontre jusqu’à cent milles de terre ; ils sont généralement de vingt-cinq à trente tonneaux et construits de façon à supporter les plus mauvais temps. Ils sont habités par des familles qui souvent n’ont jamais mis le pied à terre ; les enfans naissent, vivent et meurent à bord, ayant à peine l’idée qu’il existe un autre monde que leur prison flottante. La plus grande partie de ces petits bâtimens, passe presque toute l’année en mer ; d’autres embarcations viennent de temps en temps, de terre, leur apporter des provisions et prendre le fruit de leur pêche.

Cependant nous voguions entre l’île Leman et les autres îles du groupe. Toutes me parurent non seulement incultes, mais encore peu susceptibles d’être cultivées. Le terrain est rocailleux et grisâtre ; à peine peut-on découvrir quelques broussailles dans les endroits où l’humidité a pu pénétrer ; néanmoins les Chinois cultivent toutes les parties de ces côtes qui peuvent admettre la moindre culture. L’embouchure de la rivière de Canton, a environ trente lieues ; cet espace est parsemé d’îles innombrables qui s’étendent jusqu’à quinze lieues au large. Ces îles offrent toutes entre elles un passage sûr aux navires.

Pendant la nuit, nous nous dirigeâmes vers l’île Lintin, qui sert de mouillage aux navires qui viennent en Chine, pendant la mousson de nord-est. Nous étions au milieu d’une mer de feu. J’avais souvent remarqué pendant la nuit ces myriades d’insectes phosphorescens qui couvrent la mer dans certains parages ; mais jamais je n’avais eu occasion d’observer une aussi curieuse mani-