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ropéen que pour le trahir et le livrer aux mandarins chargés de la police du port. Ce nom charmant de filles des fleurs est appliqué on le devine, par les Chinois, à ce que la civilisation a chez nous de plus bas et de plus infame. Les Chinois, au lieu d’enlaidir le vice à l’exemple des autres peuples, ont cherché au contraire à le poétiser, à l’embellir.

Peu de temps avant mon arrivée en Chine, un jeune Européen, parlant très bien le chinois, était devenu amoureux d’une de ces filles des fleurs ; il était parvenu, en passant rapidement auprès du bateau qu’elle habitait, à lui dire quelques mots. Un jour il reçoit une lettre de cette femme, lettre brûlante et qui donnait un rendez-vous pour le soir. Le jeune homme hésita bien un moment, mais à vingt ans la raison est bien rarement écoutée, et l’amour triompha. Vers le soir, il alla rôder seul dans un petit bateau vers l’asile qui renfermait sa précieuse conquête. Chaque fois qu’il passait devant le bateau de fleurs, dont il s’approchait toujours de plus en plus, le rideau mystérieux s’entr’ouvrait, un geste pressant et un tendre regard le suppliaient de monter. Enfin, le jeune homme se précipite sur le bateau, relève le rideau, entre dans la chambre éclairée par une seule lampe ; il regarde autour de lui, la jeune fille avait disparu ; il avance d’un pas, et à l’instant vingt bras le saisissent ; on le renverse ; on le bat, on le garrotte. Le malheureux jeune homme passa toute la nuit au milieu des outrages d’une foule de Chinois dont les insultes devaient lui être d’autant plus poignantes qu’il comprenait leur langage. Rien ne put adoucir la cruauté des bourreaux. Le lendemain matin, on dépouilla le prisonnier de tous ses vêtemens, et on l’attacha dos à dos au corps nu d’une vieille femme arrivée au dernier terme de la décrépitude. On le promena ensuite dans cet état sur un bateau découvert, au milieu de la rivière et devant les factoreries européennes, jusqu’à ce qu’une somme de deux à trois mille francs eût été payée pour sa rançon — Vous savez maintenant ce que c’est qu’un bateau de fleurs ; si jamais vous allez en Chine, fermez vos yeux et vos oreilles aux séductions de ces jeunes filles aux brodequins rouges et à la tête ornée de roses et de fleurs d’oranger.

À cinq ou six milles au-dessus de Canton, nous vîmes un fort bâti depuis l’attaque dirigée par les Anglais contre Bocatigris. Cette fois, l’expérience s’est montrée plus forte que l’obstination nationale. Le fort a été construit en demi-cercle ; mais, comme si toute disposition admettant la possibilité de le dépasser avait semblé une insulte à la vaillance chinoise, les défenses du fort ne sont destinées qu’à en surveiller l’approche : si les navires passent outre elles n’ont plus d’action. — À deux milles de Canton s’élève un autre petit fort. En me le montrant, on me le désigna sous le nom de Folie française, sans qu’on pût m’apprendre l’origine de ce nom. — Plus loin, on me fit voir la Folie hollandaise, autre petit fort aujourd’hui démantelé. Les Hollandais, dont le commerce avec la Chine était bien plus considérable autrefois qu’il ne l’est aujourd’hui, avaient demandé au vice-roi la permission d’établir momentanément un hôpital dans un vieux fort abandonné, à un mille environ de Canton.