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UN VOYAGE EN CHINE.

À deux cents pas du rivage, nous vîmes des cabanes et quelques habitans épars ; des champs de riz et de taro (arum succulentum) étaient en pleine culture. Deux traditions se rattachent aux ruines de Loo-tsun, l’une historique, l’autre fabuleuse. L’histoire raconte que la situation riante de cette île et la fertilité du sol y avaient attiré un grand nombre de familles riches, qui y vécurent heureuses jusqu’à l’invasion des Tartares, en l’an de notre ère 1644. Les hordes de ces barbares ravagèrent tout le pays autour de Canton, mais surtout les bords de la rivière ; les habitans de Loo-tsun furent tous égorgés, sans distinction d’âge ni de sexe. Depuis ce temps, quelques familles de pêcheurs s’y sont seules établies, et y vivent ignorées, échappant ainsi à la perception des impôts et aux vexations des mandarins, jusqu’à ce que le hasard les fasse découvrir. Suivant la fable, au contraire, il y a bien des années, d’étranges visions apparurent dans le village, aujourd’hui abandonné ; la nuit, des esprits pénétraient dans les maisons, et chaque matin une famille avait à déplorer l’enlèvement d’un ou de plusieurs de ses membres. L’épouvante s’empara bientôt des habitans, qui s’enfuirent tous loin de cette terre maudite. Personne n’a plus osé l’habiter depuis, excepté les malheureux dont je viens de parler, et dont la vie est si misérable et si occupée, qu’ils n’ont pas le temps de songer aux esprits.

Aujourd’hui nous passerons notre journée dans les factoreries. Vous devez être fatigué, comme moi, de ces longues excursions : reprenons des forces pour demain. Que faire cependant tout seul au milieu de ces immenses maisons ? Hélas ! oui, tout seul, malgré la foule qui se presse dans les factoreries. C’est que les Anglais de Canton ne font pas abnégation d’eux-mêmes pour ainsi dire, et ne se privent pas des plus grandes jouissances de la vie sociale, pour avoir le loisir de répondre aux oiseuses questions d’un homme désœuvré. Tous leurs momens sont utilement employés, et chacune de leurs heures a sa valeur comme son sacrifice. Ce n’est que le soir, à leur table hospitalière, qu’on retrouve l’homme du monde ; encore, pour cela, faut-il que les affaires ne soient pas trop pressantes, car souvent la soirée tout entière se passe au comptoir. Dans la journée, toutes les têtes, toutes les mains sont occupées, et j’aurais mauvaise grace à leur voler un seul de ces instans qui leur coûtent si cher. D’ailleurs, le désir du repos n’est pas le seul motif qui me retienne aujourd’hui dans l’étroit espace des factoreries. J’ai une visite à faire à l’hôpital, non à un hôpital chinois (cette nation n’en est pas encore à ce degré de notre civilisation), mais à un hôpital tenu par un Européen, ou plutôt un Américain, car le docteur Parker, le chef de cet établissement, est un missionnaire des États-Unis. On a donné à cet hôpital le nom d’hôpital ophthalmique, parce que la spécialité du docteur Parker est la guérison des maladies d’yeux ; mais les malades de toute espèce y sont admis. L’établissement est exclusivement consacré aux Chinois. À Whampoa, les Anglais ont, à bord d’un navire stationnaire, un hôpital pour les gens de mer, et sont en lutte constante avec le gouvernement chinois, qui ne veut pas consentir à ce qu’ils