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pouvant croire qu’elles fussent le produit des cinq ou six métiers que j’avais vus dans la salle basse, je demandai au maître de la maison où étaient ses autres manufactures. Il me répondit qu’il ne possédait que celle que je venais de voir ; mais il m’expliqua comment il pouvait exécuter en très peu de temps des commandes considérables. — Quand une commande est faite à l’un de nous, me dit-il, il calcule d’abord ce qu’il peut en faire dans le temps qu’on lui a fixé ; s’il voit que ses moyens sont insuffisans, il s’adresse à un ou plusieurs de ses confrères, leur donne une partie de l’échantillon qu’il a reçu, ou leur communique le dessin qui doit servir de modèle, et au temps voulu, chacun apporte son contingent dans les magasins du fabricant qui lui abandonne une part des bénéfices déterminée à l’avance.

Le talent des Chinois pour l’imitation se révèle surtout dans la facilité avec laquelle ils reproduisent en soie toutes les étoffes de coton ou autres dont on leur envoie des échantillons. Lorsqu’une dame de Macao voit une mousseline ou une printanière dont le goût et le dessin lui plaisent, elle en envoie un échantillon à Canton, et, au bout d’un mois, elle reçoit une imitation parfaite de cette étoffe en soie, et à un prix qui dépasse à peine celui d’une étoffe achetée au hasard dans les magasins. Demandez donc pareille chose à nos manufacturiers de Lyon ou de Nîmes : ils vous répondront à l’instant, et avec raison, qu’ils ne peuvent le faire sans de grandes dépenses. Les Chinois le font cependant, et avec des moyens qui ne peuvent se comparer à ceux qui sont à la disposition de nos fabricans.

Nous vîmes, dans un autre magasin, le chargement tout entier d’un brick américain ; les soieries qui le composaient avaient été fabriquées, en moins de deux mois, sur des échantillons apportés de Lima ; elles étaient destinées pour les marchés du Chili et du Pérou. On me montra, dans ce magasin, nos magnifiques schalls, la gloire de nos fabriques de Lyon, imités avec une telle perfection, qu’un connaisseur aurait pu s’y méprendre ; puis des satins inférieurs encore peut-être aux nôtres, mais qui attestaient l’immense progrès que les Chinois ont fait depuis dix ans dans la fabrication de cette étoffe. J’avais déjà vu, quelques jours auparavant, des satins unis et brochés de Nankin, dont les satins français auraient eu de la peine à approcher, soit par la beauté des tissus, soit par l’éclat des couleurs. Tous ces articles sont fabriqués à des prix tellement bas, qu’il est impossible que nous puissions soutenir la concurrence avec les Chinois. Le cœur me saigna quand je vis ce chargement que, dans quelques jours, un navire étranger allait déposer sur les côtes de la mer du Sud, et qui devait porter un nouveau coup à notre commerce avec ces contrées, le seul point peut-être, dans l’Amérique du Sud, où nous ayons réussi à former des relations avantageuses. Trois ou quatre navires font aujourd’hui ce commerce, auquel des Français eux-mêmes ont donné naissance, tant il est vrai que presque toujours, quand l’intérêt particulier parle, toute autre considération se tait. Si le talent de créer, et cela arrivera sans doute avant peu d’années, venait se joindre, chez les Chinois, à cette incroyable facilité de travail, l’Europe trouverait en Chine, sur bien des articles, une redoutable concurrence.