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UN VOYAGE EN CHINE.

sanglantes étagères, on pouvait voir plusieurs têtes récemment coupées, et ce devait être un horrible spectacle pour le condamné, dont le bourreau ramassait au-dessus de la tête la longue tresse de cheveux qui distingue les Chinois des Tartares. Pendant ce temps, les juges avaient fini, sans doute, de dresser leur procès-verbal, car ils rassemblèrent les papiers qui couvraient la table. Au même instant, le bourreau fit agenouiller la victime, qui semblait avoir perdu l’intelligence de sa situation, et tira son large sabre du fourreau. Quand il fut prêt, il se tourna vers le tribunal ; le son d’un gong se fit entendre ; un juge poussa du pied et renversa la table sur laquelle il venait d’écrire : c’était le signal de l’exécution ; le sabre fatal brilla dans l’air, et la tête du condamné roula aux pieds du bourreau. J’étais vivement ému ; nous retournâmes silencieux aux factoreries.

M. Dent avait eu la bonté de me faire inviter à un dîner chinois ; j’avais reçu du haniste Sam-qua une lettre d’invitation sur papier rouge, et écrite, comme vous pouvez bien le penser, en caractères inintelligibles pour moi, mais dont on m’expliqua le sens. À six heures, nous nous rendîmes donc à la maison de Sam-qua, qui nous reçut avec la plus grande cordialité. Sam-qua était un homme de manières distinguées, d’une belle figure, mais malheureusement il ne savait pas un mot d’anglais. Pendant la demi-heure qui précéda le dîner, je m’amusai à examiner la distribution et l’ameublement des pièces dans lesquelles nous avions accès. Une large verandah ou galerie avait vue sur la rivière et dominait une grande quantité de masures bâties sur des vases môles que la marée baigne deux fois par jour. Une population misérable habite ces chétives demeures, dont la tristesse contrastait avec l’aspect joyeux de la rivière, sillonnée en tous sens par une foule d’embarcations, et sur laquelle retentissaient les bruyans hommages qui accueillent en Chine les derniers rayons du soleil couchant. Malheureusement, le voisinage des factoreries avait un peu altéré la physionomie chinoise de l’ameublement de la maison de Sam-qua. Le cabinet d’étude de ce haniste était à peu près décoré à l’européenne ; il y avait une pendule sur une table, des étagères supportaient des livres ; on aurait pu se croire dans le cabinet d’un homme d’affaires de Paris. Les autres pièces étaient plus intéressantes : la salle à manger était grande et bien aérée ; le plafond était garni de lanternes de papier de riz gommé, d’un effet charmant ; de larges buffets, quelques chaises, des vases précieux, des modèles de jonques, deux ou trois sofas complétaient le mobilier.

Cette salle était séparée d’une autre pièce par une cloison faite d’une étoffe très fine et couverte de dessins coloriés ; la transparence de cette étoffe me la fit prendre d’abord pour un assemblage de longs panneaux de verre recouvrant des tableaux : ce n’est qu’en la touchant que je reconnus mon erreur. Dans cette pièce, nous trouvâmes encore des sofas, une pendule, des tables de marbre et d’autres tables recouvertes de plaques de bronze ciselé, précieuses par leur antiquité ; mais ce qui éveilla le plus mon attention, ce fut un superbe orgue d’Arouville : les lambris étaient surmontés d’un travail à jour de menuiserie d’un fini parfait, et dont les dessins étaient quelquefois très bizarres. Au