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VOYAGE DANTESQUE.

par une soif ardente ; son corps est enflé par l’hydropisie, son visage est amaigri par les tortures de la soif, et dans cet état il est poursuivi par l’image des vallées que je parcourais et des petits ruisseaux qui, des vertes collines du Casentin, descendent dans l’Arno.

Li ruscelletti che di verdi colli
Del Casentin discendon giù in Àrno,
Facendo i lor canali e freddi e molli
[1].

Il y a dans ces vers intraduisibles un sentiment de fraîcheur humide qui fait presque frissonner. Je dois à la vérité de dire que le Casentin était beaucoup moins frais et moins verdoyant dans la réalité que dans la poésie de Dante, et qu’au milieu de l’aridité qui m’entourait, cette poésie, par sa perfection même, me faisait éprouver quelque chose du supplice de maître Adam.

Animé d’une haine toute dantesque, maître Adam s’écrie que, s’il pouvait voir les comtes de Romena partager ses tourmens, il ne donnerait pas cette vue pour les eaux de Fonte-Branda. On a cru que cette fontaine était celle qui, à Sienne, porte le même nom ; mais la grande célébrité que celle-ci doit à sa situation et à son architecture ne saurait faire admettre qu’il en soit ici question. La Fonte-Branda, mentionnée par maître Adam, est certainement la fontaine qui coule encore non loin de la tour de Romena, entre le lieu du crime et celui du supplice.

Plus loin est une autre tour, celle de Porciano, qu’on dit avoir été habitée par Dante. De là il me restait à gravir les cimes de la Falterona. Je me mis en route vers minuit, pour arriver avant le lever du soleil. Je me disais : Que de fois a erré dans ces montagnes le poète dont je suis les traces ! C’est par ces petits sentiers alpestres qu’il allait et venait, se rendant chez ses amis de la Romagne ou chez ceux du comté d’Urbin, le cœur agité d’un espoir qui ne devait jamais s’accomplir. Je me figurais Dante cheminant avec un guide à la clarté des étoiles, recevant toutes les impressions que produisent les lieux agrestes et tourmentés, les chemins escarpés, les vallées profondes, les accidens d’une route longue et pénible, impressions qu’il devait transporter dans son poème. Il suffirait d’avoir lu ce poème pour être certain que son auteur a beaucoup voyagé, beaucoup erré. Dante marche véritablement avec Virgile. Il se fatigue à monter, il s’arrête pour reprendre haleine, il s’aide de la main quand

  1. Inf., c. XXX, 61.