Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 20.djvu/564

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
560
REVUE DES DEUX MONDES.

le pied ne suffit pas. Il se perd et demande sa route. Il observe la hauteur du soleil et des astres. En un mot, on retrouve les habitudes et les souvenirs du voyageur, à tous les vers ou mieux à tous les pas de sa pérégrination poétique.

Dante a certainement gravi le sommet de la Falterona. C’est de ce sommet d’où l’on embrasse toute la vallée de l’Arno, qu’il faut lire la singulière imprécation que le poète a prononcée contre cette vallée tout entière. Il suit le cours du fleuve, et, à mesure qu’il avance, il marque tous les lieux qu’il rencontre d’une invective ardente. Plus il marche, plus sa haine redouble de violence et d’âpreté[1]. C’est un morceau de topographie satirique dont je ne connais aucun autre exemple.

Dans le XIVe chant du Purgatoire, Dante rencontre deux Romagnols ; l’un d’eux lui demande d’où il vient, et Dante commence ainsi : « À travers la Toscane s’épand un fleuve qui a sa source dans Falterone, et dont cent milles n’épuisent pas la course. — Il me semble, dit un des interlocuteurs du poète, que tu parles de l’Arno. — Pourquoi, ajoute un autre damné, celui-ci a-t-il caché le nom de cette rivière, comme on fait d’une chose odieuse ? » L’ombre répond qu’il est bien juste que le nom d’une telle vallée périsse, car, depuis son commencement jusqu’à sa fin, on fuit la vertu comme une vipère. Il continue ainsi : « D’abord, l’Arno rencontre des pourceaux indignes de la nourriture des hommes (ceci est peut-être une allusion au nom du château de Porciano, qui appartenait aux comtes Guidi de Romena), puis des roquets plus hargneux que ne le comporte leur pouvoir. » Ce sont les Arétins, ils étaient gibelins. Dans le langage symbolique de Dante, les gibelins sont toujours représentés par des chiens, et les guelfes par des loups. De plus, les Arétins passent encore pour avoir une humeur querelleuse qui contraste avec la douceur générale du caractère toscan, et j’ai pu m’assurer qu’au moins pour les gens du peuple, cette réputation était méritée. L’Arno, arrivé près d’Arezzo, fait brusquement un coude en se dirigeant vers Florence. Cette circonstance n’a pas échappé à Dante, qui a vu dans cet accident géographique une image et une expression de ses sentimens pour les Arétins, et, prêtant à la vallée de l’Arno son propre dédain, il a écrit ce vers, qui serait trop burlesque en français :

E a lor disdegnosa torce il muso.
  1. Purg., c. XIV, 16.