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remettaient le pied sur le territoire florentin, quinze contumaces, parmi lesquels se trouve nommé le onzième et jeté là dans la foule, entre Lippus Bechi et Orlanducius Orlandi, Dantes Alighieri. Ainsi du même lieu devait naître pour Dante un persécuteur acharné et un ami fidèle.

Enfin Dante a placé en purgatoire, à l’étage de l’orgueil, que, pour le dire en passant, il a rempli de poètes et d’artistes, un artiste de Gubbio, un enlumineur, comme on disait à Paris, où Dante avait entendu employer cette expression, ainsi qu’il nous l’apprend lui même. « Es-tu donc Oderisi, l’honneur d’Agubbio, et de cet art qu’à Paris on appelle enluminer[1] ? » Cet art était celui des peintres de miniature, et la tradition n’en a pas péri depuis les plus anciens ouvrages byzantins jusqu’aux chefs-d’œuvre du XVIe siècle.

Dante s’était probablement lié pendant le temps de son séjour à Agubbio avec cet Oderisi. On sait qu’il aimait les arts et ceux qui les cultivent. Avant d’entrer dans le purgatoire, il s’arrête pour entendre Casella, qui, dit-il, savait calmer toutes ses passions.

Che mi solea quetar tutte mie voglie[2].

Il est vrai que Casella chante des vers de Dante, et il y a pour celui-ci double raison d’écouter. Son amitié pour Giotto est restée dans la tradition ; on dit même qu’il apprit de lui à dessiner. En vérité, il semble que celui qui trace avec un style si net et si ferme les contours des images et des pensées, devait avoir l’œil et la main d’un peintre[3].

Il y avait donc pour moi un triple motif de visiter Gubbio, cette petite ville mêlée à la destinée de Dante, et rappelée dans son œuvre, cette patrie de Boson, de Cante di Gabrielli et d’Oderisi.

La route à elle seule mériterait le voyage. Pour aller de Pérouse à Gubbio, on parcourt une contrée sauvage des Apennins. Quand, après avoir gravi long-temps des pentes escarpées et arides, on arrive au versant qui regarde l’Adriatique, on découvre un paysage d’une grandeur et d’une sublimité incomparable. À droite s’élèvent les plus hautes cimes de l’Apennin, que les Toscans appellent, à cause de leur forme, les Mamelles de l’Italie. Le moment où je les décou-

  1. Purg., c. XI, 79.
  2. Ibid., c. II, 108.
  3. Je dois à l’amitié de M. Lenormant l’indication d’un passage de la Vita Nuova, qui montre positivement que Dante savait au moins dessiner. Io disegnavo un angelo sopra certe tavolette. V. N. pag. 61. Pesaro 1829.