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nouard a plus d’intérêt encore que le travail sur les Manuce, car les Estienne appartiennent en propre à la France et ne sont pas une des moindres gloires de la littérature du XVIe siècle, et même de la renaissance intellectuelle de l’Europe. Si ce livre n’était de ceux qui durent et dont le succès sérieux ne se borne pas à une curiosité factice de quelques jours, on en pourrait conseiller la lecture édifiante et calmante à quelques-uns de nos industriels littéraires. Leurs calculs excentriques s’en trouveraient peut-être un peu rabattus, mais la moralité des lettres ne pourrait qu’y gagner singulièrement. Sans exiger l’abnégation scientifique, les impossibles sacrifices et le dévouement sans bornes des Estienne, on y apprendrait au moins que ces vénérables personnages, qui réunissaient souvent le triple caractère d’auteurs, d’imprimeurs et d’éditeurs, mais point du tout dans le sens où l’entendent MM. de la Société des Gens de Lettres, s’occupaient bien davantage de la valeur propre des livres que de la surface plus ou moins large que l’œuvre pouvait offrir à l’exploitation. Mais l’état de la librairie et de l’imprimerie a bien changé. Robert Estienne, pour deux ou trois presses, avait dix correcteurs (l’inverse est à peine vrai aujourd’hui), et François Ier, l’allant voir, attendait que son épreuve fût corrigée. Henri, pour mieux accomplir son rôle d’éditeur, parcourait l’Europe afin de trouver des manuscrits inédits, et sur la route, inter equitandum, il scandait quelques vers latins ou grecs. L’important ne serait pas que les éditeurs sussent encore la rhythmique grecque, et qu’ils allassent ainsi chercher des manuscrits à Cologne, ou à Rome ; mais en vérité nous n’aimons pas à voir figurer à la fois le même et recommandable nom sur un aussi bon livre que les Annales des Estienne et sur une œuvre d’un jour qui nous ramène bien près du déluge, à la confusion des idées et des idiomes.

Les vies des Estienne précédemment données par Maittaire et Almeloveen étaient fort imparfaites. Les indications bibliographiques, loin d’être complètes, pouvaient à peine passer pour suffisantes, et la partie biographique, surchargée de citations inutiles et d’un fatras de notes, n’avait souvent ni critique ni exactitude. Il importait donc, pour l’histoire littéraire du XVIe siècle, et pour mieux faire connaître la révolution singulière opérée dans les mœurs par la découverte et les premiers efforts de l’imprimerie, il importait, disons-nous, de refaire d’une manière définitive le travail de Maittaire et celui d’Almeloveen. M. Renouard y a réussi, et, sans éloge, son livre nous semble le dernier mot à l’égard des Estienne.

Il y a dans ces deux volumes une division très distincte, et qu’il faut noter. Le premier tome est consacré à l’énumération minutieuse et exacte des produits stéphaniens. Le moindre titre de ces innombrables éditions a souvent demandé de forts longues recherches. Le format, les dates, toutes les particularités ou exceptions bibliographiques, toutes les anecdotes d’imprimerie et de librairie, sont consignés là avec une rigueur, une patience vraiment merveilleuse. La seconde partie du livre de M. Renouard, sans avoir la même utilité pratique, pour le commerce et la connaissance des livres, que l’excellent catalogue du premier tome, est d’un bien plus grand intérêt pour les lettres. Les résultats d’une érudition discursive et variée, les moindres faits de la vie des Estienne y sont enchâssés curieusement, dans un récit dont le style naïf et original sent son XVIe siècle, et (chose rare) n’a subi, en ses archaïsmes naturels, aucune influence de la manière et du ton de notre temps.

Dans cette nombreuse famille des Estienne, qui, des premières années du