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ESSAI SUR LE DRAME FANTASTIQUE.

pend de ceux qui s’en serviront après lui, d’ôter quelque chose à la gloire de l’avoir trouvée. C’est une invention dont l’honneur revient à Goethe et qui lui a été payée par d’assez magnifiques apothéoses. Maintenant elle appartient à l’avenir, et l’avenir lui donnera, comme Byron et Mickiewicz ont déjà commencé à le faire, les développemens dont elle est susceptible.

J’ai essayé de prouver qu’il n’y avait ni plagiat ni servilité à modeler son œuvre sur une forme connue. Il me reste à prouver que le fond, la portée et l’exécution des trois drames métaphysiques dont je m’occupe, diffèrent essentiellement. Je ne reviendrai plus au point de vue de la défense des deux grands poètes prétendus imitateurs du premier. Je m’efforcerai de faire ressortir, quant au fond et quant à la forme, le grand progrès philosophique et religieux que signalent ces trois poèmes, nés pourtant à des époques très rapprochées.

FAUST.

Goethe ne vit et ne put voir dans l’homme qu’une victime de la fatalité ; soit qu’il croupît dans l’ignorance, soit qu’il s’élevât par la science, l’homme lui sembla devoir être le jouet des passions et la victime de l’orgueil. Il ne reconnut qu’une puissance dans l’univers, l’inflexible réalité. Goethe ferma le siècle de Voltaire, avec un éclat qui effaça Voltaire lui-même. « On sent dans cette pièce, dit Mme de Staël en parlant de Faust et en le comparant à plusieurs écrits de Voltaire, une imagination d’une tout autre nature ; ce n’est pas seulement le monde moral tel qu’il est qu’on y voit anéanti, mais c’est l’enfer qui est mis à sa place. Il y a une puissance de sorcellerie, une pensée du mauvais principe, un enivrement du mal, un égarement de la pensée, qui fait frissonner, rire et pleurer tout à la fois. Il semble que, pour un moment, le gouvernement de la terre soit entre les mains du démon. Vous tremblez, parce qu’il est impitoyable ; vous riez, parce qu’il humilie tous les amours-propres satisfaits ; vous pleurez, parce que la nature humaine, ainsi vue des profondeurs de l’enfer, inspire une pitié douloureuse. »

Ce passage est beau et bien senti. Goethe, tout disciple de Voltaire qu’il est, le laisse bien loin derrière lui dans l’art de rapetisser Dieu et d’écraser l’homme : c’est que Goethe a de plus que Voltaire la science et le lyrisme, armes plus puissantes que l’esprit, et auxquelles il joint encore l’esprit, dernière flèche acérée qu’il tourne contre la patience de Dieu aussi bien que contre la misère de l’homme.