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Certes, Goethe passe pour un grand poète, et le nier semblerait un blasphème. Cependant, dans les idées que nous nous faisons d’un idéal de poète, Goethe serait plutôt un grand artiste ; car nous, nous ne concevons pas un poète sans enthousiasme, sans croyance ou sans passions, et la puissance de Goethe, agissant dans l’absence de ces élémens de poésie, est un de ces prodiges isolés qui impriment une marche au talent plus qu’aux idées. Goethe est le vrai père de cette théorie, tant discutée et si mal comprise de part et d’autre, de l’art pour l’art. C’est un si puissant artiste que ses défauts seuls peuvent être imités, et qu’en faisant, à son exemple, de l’art pour l’art, ses idolâtres sont arrivés à ne rien faire du tout. Cette théorie de Goethe ne devait pas et ne pouvait pas avoir d’application puissante dans d’autres mains que les siennes : ceci exige quelques développemens.

Je ne sais plus qui a défini le poète, un composé d’artiste et de philosophe : cette définition est la seule que j’entende. Du sentiment du beau transmis à l’esprit par le témoignage des sens, autrement dit du beau matériel, et du sentiment du beau conçu par les seules facultés métaphysiques de l’ame, autrement dit du beau intellectuel, s’engendre la poésie, expression de la vie en nous, ingénieuse ou sublime, suivant la puissance de ces deux ordres de facultés en nous. L’idéal du poète serait donc, à mes yeux, d’arriver à un magnifique équilibre des facultés artistiques et philosophiques ; un tel poète a-t-il jamais existé ? Je pense qu’il est encore à naître. Faibles que nous sommes, en ces jours de travail inachevé, nous sentons toujours en nous un ordre de facultés se développer aux dépens de l’autre. La société ne nous offre pas un milieu où nos idées et nos sentimens puissent s’asseoir et travailler de concert. Une lutte acharnée, douloureuse, funeste, divise les élémens de notre être et nous force à n’embrasser qu’une à une les faces de cette vie troublée, où notre idéal ne peut s’épanouir. Tantôt, froissés dans les aspirations de notre ame et remplis d’un doute amer, nous sentons le besoin de fuir la réflexion positive et le spectacle des sociétés humaines ; nous nous rejetons alors dans le sein de la nature éternellement jeune et belle, nous nous laissons bercer dans le vague des rêveries poétiques, et, nous plaçant pour ainsi dire tête à tête avec le créateur au sein de la création, aspirant par tous nos pores ce qu’Oberman appellerait l’impérissable beauté des choses, nous nous écrions avec Faust, dans la scène intitulée Forêts et Cavernes : « Sublime esprit, tu m’as donné, tu m’as donné tout, dès que je te l’ai demandé… tu m’as livré pour royaume la majestueuse nature et la force de la sentir, d’en jouir. Non, tu ne