Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 20.djvu/633

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
629
ESSAI SUR LE DRAME FANTASTIQUE.

nais en parlant de la concession infâme faite par le souverain pontife aux puissances coalisées : Tiens-toi là près de l’échafaud, lui a-t-on dit, et, à mesure qu’elles passeront, maudis les victimes ! N’imitons pas le pape ; gardons-nous de railler les victimes. C’est bien assez que Nicolas les décime et que Capellari les anathématise. Ne les citons pas à la barre de notre tribunal philosophique. Avant de passer de la philosophie chrétienne à une philosophie plus avancée, la France a passé par la glorieuse expiation d’une révolution terrible. La Pologne subit maintenant son expiation, non moins douloureuse, non moins respectable. Il serait aussi lâche de lui reprocher aujourd’hui son catholicisme, qu’il l’eût été alors de nous reprocher notre athéisme.

Nous regrettons sans doute qu’après d’aussi magnifiques élans vers la vérité, Mickiewicz soit forcé, par les convictions auxquelles il est patriotiquement fidèle, de proclamer de pieux mensonges, à la manière des sibylles. Avec une idée plus hardie de la justice éternelle et des fins providentielles de l’humanité, il eût résolu plus clairement la question. Il eût pu prophétiser que la défaite de la Pologne sera pour la suite des temps un triomphe sur la Russie, et que, comme l’empire romain a subi le triomphe intellectuel de la Grèce terrassée, l’empire russe subira le triomphe intellectuel et moral de la Pologne. Oui, sans aucun doute, la barbarie tombera devant la civilisation, le despotisme sous la liberté. Ce ne sera peut-être pas par la force des armes que s’opérera la résurrection de cette nation sacrifiée aujourd’hui au brutal instinct de la haine et de la violence ; mais, à coup sûr, la main de Dieu s’étendra sur la tyrannie et tournera les esclaves contre les oppresseurs. La Russie se fera justice elle-même. Croit-on que dans ce vaste empire tout ce qui mérite le nom de peuple ne nourrit pas une profonde haine contre les bourreaux, une profonde sympathie pour les victimes ? C’est par là que la Pologne retrouvera sa nationalité, et l’étendra des rives de la Vistule aux rives du Tanaïs. Il y a certainement dans cette moitié de l’Europe une puissance formidable qui gronde, et qui renversera l’odieux empire de la monarchie barbare. Tout ce qui sent, tout ce qui pense, tout ce qui, en Russie, mérite le nom d’homme, pleure des larmes de sang sur la Pologne. Comprimée encore, cette puissance éclatera. Elle aura de terribles luttes à soutenir contre la force matérielle ; mais que sont les machines contre le génie de l’homme ? Les armées du czar ne sont que des machines de guerre ; qu’un rayon d’intelligence y pénètre, et ces machines obéiront à l’intelligence et fonctionneront pour elle, comme le fer et le feu pour les besoins de l’industrie humaine.