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ESSAI SUR LE DRAME FANTASTIQUE.

poésie philosophique. La scène s’ouvre à Wilna, dans le cloître des prêtres Basyliens, transformé en prison d’état. Un prisonnier (Konrad) s’endort appuyé sur la fenêtre. Son ange gardien lui fait de doux reproches durant son sommeil.

« Méchant, insensible enfant ! par ses vertus ici-bas, par ses prières dans le ciel, ta mère a long-temps préservé ton jeune âge de la tentation et des malheurs… Que de fois, à sa supplication et avec la permission de Dieu, j’ai descendu vers ta cellule, silencieux dans les silencieuses ombres de la nuit ! je descendais dans un rayon et je planais sur ta tête. Quand la nuit te berçait, moi, j’étais là, penché sur ton rêve passionné comme un lis blanc sur une source troublée… »

L’ange rappelle à Konrad ses révoltes, son oubli des cieux.

« Je versais alors des larmes amères, je serrais mon visage dans mes mains… je voulais… et je n’osais pas retourner vers le ciel. Ta mère était là pour me demander : Quelles nouvelles me rapportes-tu de la terre, de ma cabane ? quel a été le rêve de mon fils ? »

À ce monologue de l’ange, gracieux et suave péristyle placé au seuil d’un abîme, succèdent les attaques des démons. « Glissons sous sa tête un noir duvet, » disent-ils, « chantons… bien doucement… ne l’effrayons pas ! »

Un Esprit du côté gauche. — La nuit est triste dans ta prison… Là, dans la ville, elle se passe joyeuse : le son des instrumens anime les convives, la coupe pleine en main, les ménestrels entonnent des chansons…

Konrad s’éveille. — Toi, qui égorges tes semblables, toi qui passes le jour à tuer et le soir à célébrer des banquets, te rappelles-tu le matin un seul de tes songes ?… Et quand tu te le rappellerais, le comprendrais-tu ?… (Il s’endort.)

L’Ange. — La liberté te sera rendue… Dieu nous envoie te l’annoncer…

Konrad s’éveillant. — Je serai libre… oui… j’ignore d’où m’en est venue la nouvelle ; mais je connais la liberté que donnent les Moscovites !… Les infâmes !… ils me briseront les fers des mains et des pieds ; mais ils me les feront peser sur l’ame !… L’exil, voilà ma liberté !… Il me faudra errer parmi la foule étrangère, ennemie, moi, chanteur !… et personne ne saisira rien de mes chants… rien, qu’un bruit vain et confus ! Les infâmes !… c’est la seule arme qu’ils ne m’aient pas arrachée ; mais ils me l’ont brisée dans les mains. Vivant, je resterai mort pour ma patrie, et ma pensée demeurera enfermée sous l’ombre de mon ame, comme le diamant dans la pierre.

Ces fragmens suffisent à montrer comment l’idée est posée. C’est bien la lutte du désespoir contre l’héroïsme ; c’est bien d’un côté la voix de l’enfer qui essaie de vaincre en redoublant la souffrance, de l’autre la voix du ciel qui console et qui engage à persévérer.