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duction latine d’un terme celtique qui aurait eu la signification de défricheur ou de pionnier[1]. Sous le règne d’Auguste, dit le savant Perreciot, les victoires de Drusus, ayant balayé toute la rive droite du haut Rhin, laissèrent vacans des espaces considérables, où se précipitèrent tout ce qu’il y avait dans la Gaule de pauvres et de gens sans aveu[2]. Ces colons, qui payaient la dîme aux Romains et supportaient plusieurs charges militaires, furent tout naturellement appelés défricheurs ou lètes, mot qui, de qualificatif, se transforma, avec le temps, en nom de peuple, et de peuple réellement gaulois[3]. Mais vers la fin du IIIe siècle, la supériorité appartenait aux Germains, et la position des défricheurs installés dans les provinces transrhénanes n’était plus tenable. Il y eut alors division parmi les Lètes ; une partie fit cause commune avec les vainqueurs : ce furent ceux qui ont été depuis qualifiés de Lètes-allemands ou barbares ; mais le plus grand nombre préféra repasser le Rhin, et reformer de nouveaux établissemens sur la rive gauche, où le malheur des temps avait multiplié les terres en friche. Obtenir les champs où reposaient leurs ancêtres, c’était pour ces malheureux rentrer en possession d’un patrimoine. Ce sentiment tout naturel est le meilleur commentaire d’une phrase fort obscure, adressée par le rhéteur Eumènes à l’empereur Maximien. « Le Lète rétabli dans ses droits en vertu du postliminium[4], le Franc reçu à discrétion, cultivent les champs dévastés des Nerviens et des Tréviriens. Les déserts qui avoisinent Amiens, Beauvais, Troyes, Langres, refleurissent par le fait des barbares. »

Les concessions de terres n’étaient pas gratuites ; elles imposaient une redevance en espèces, des corvées militaires, un service actif au besoin, et en tout temps une consigne si rigoureuse, qu’elle a fait douter si la condition du Lète appartenait à l’esclavage ou à l’ingénuité. Or, on en vint à appeler terres lé-

  1. Leton, letoun, jachères, gazon, friches. Dans le Diction. celte-breton de Legonidec, page 306.
  2. « Levissimus quisque Gallorum, et inopiâ audax, dubiæ possessionis solum occupavere. » Tacite, de Moribus Germanorum.
  3. Le lien national était très faible dans l’antiquité : les sociétés se formaient très facilement, et on pourrait citer plusieurs exemples de peuples qui ont tiré leur nom de leur campement ou de leur fonction. Ainsi, les tribus cantonnées sur le Rhin pour la défense du fleuve constituèrent la nation des Ripuaires, dont le code nous est resté.
  4. « Nerviorum et Treverorum arva jacentia, Lætus postliminio restitutus, et receptus in leges Francus excoluit : quidquid infrequens Ambiano ac Bellovaco et Tricassino solo, Lingonicoque restabat, barbaro cultore revirescit. » (Panégyriques d’Eumènes, dans le Recueil des historiens de France, tome ier, page 714). Le postliminium, ou droit de récupération, autorisait à reprendre la chose qui était tombée induement au pouvoir d’un étranger pendant l’absence du propriétaire légitime. La distinction établie à ce sujet dans la phrase d’Eumènes entre le Lète et le Franc est très remarquable.