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ruse et au lucre. Voilà bien le pontife adroit et avide qui trompa Dante, livra Florence, et que Dante plaça, par anticipation, dans son Enfer, parmi les simoniaques. Boniface ne fut grand que par sa captivité. Son caractère se releva sous les outrages. Souffleté lâchement par le gant de fer de Colonna, le vieux pape fut sublime dans cette colère farouche et muette dont il mourut. Aussi Dante, malgré sa juste inimitié pour Boniface, ne trouva ce jour-là que des anathèmes contre ces violences, et il s’écria : « Je vois les fleurs de lis entrer dans Alagni, et le Christ être captif dans la personne de son vicaire ; il est une seconde fois livré à l’opprobre. Je vois renouveler la dérision du vinaigre et du fiel, et le Christ égorgé entre des voleurs[1]. »

Cette apparente contradiction se retrouve dans tout ce que Dante dit de Rome. Il témoigne à son égard les sentimens les plus contraires : tantôt il lui adresse des louanges inspirées par un respect superstitieux et une mystique adoration, tantôt il lance contre elle les imprécations et les invectives ; mais cette colère est encore de l’amour ; elle naît chez lui du déplaisir qu’il ressent à voir Rome différente de ce qu’il voudrait qu’elle fût, et l’idéal que caressaient ses rêves les plus ardens, dégradé à une si honteuse réalité.

Rome était pour Dante le centre de l’histoire et de l’humanité, et non-seulement la Rome chrétienne, mais la Rome antique. Comme plusieurs d’entre les pères, il voyait dans la conquête et la domination du peuple-roi un moyen dont s’était servi la Providence pour préparer l’unité catholique et la suprématie de la papauté. Il le dit dans le second chant de l’Enfer avec une netteté de langage qui étonne ; il n’hésite pas à comparer Énée à saint Paul, tous deux transportés dans un monde invisible. Mais qu’on ne s’étonne point de ce rapprochement ; car, si saint Paul fut le vase d’élection destiné à répandre sur la terre la foi et le salut[2], « Énée fut choisi dans le ciel pour être le père de Rome la sainte et de son empire, lesquels, pour dire le vrai, furent fondés dans la vue du siége où réside le successeur de Pierre[3]. »

Dante ajoute que, descendu aux enfers, Énée entendit des choses, qui furent la cause de son triomphe et du manteau papal :

Di sua vittoria e del papale ammanto.
  1. Purgat., c. XX, 86.
  2. Inf., c. II, 28.
  3. Ibid., 20.