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dans l’ombre les évènemens monotones ou singuliers. Mais lorsqu’on entend par journal une feuille plus ou moins régulière, périodiquement publiée, on a plus de peine à en découvrir, et c’est à M. Leclerc que revient le soin d’en dépister. On a cru volontiers jusqu’ici que les gazettes étaient nées au XVIe siècle seulement, et les journaux littéraires au XVIIe. « C’est une des plus heureuses inventions du règne de Louis-le-Grand, » dit solennellement Camusat en tête de son ébauche d’histoire. Les véritables précédens des journaux littéraires sont dans la correspondance des savans du XVIe siècle et de leurs successeurs de Hollande. Quoi qu’il en soit, toutes ces investigations préalables ne serviraient qu’à fournir une bonne introduction à l’histoire des journaux, et c’est à ce travail que je voudrais voir quelque académie ou quelque librairie (si librairie il y a) provoquer deux ou trois travailleurs consciencieux et pas trop pesans, spirituels et pas trop légers. Il est temps que cette histoire se fasse ; il est déjà tard ; bientôt on ne pourrait plus. On est déjà à la décadence et au bas-empire des journaux. Bayle nous en marque l’âge d’or si court, le vrai siècle de Louis XIV. Il réclamait déjà lui-même une histoire des gazettes. L’essentiel d’abord serait de former un bon corps d’histoire, d’établir les grandes lignes de la chaussée ; les perfectionnemens viendraient ensuite. Il y aurait danger, si l’on n’y faisait attention, de demeurer attardé dans les préparatifs de l’entreprise et perdu dans les notes : je sais un estimable érudit qu’on trouva de la sorte dans son cabinet, assis par terre, à la lettre, et tout en pleurs, au milieu de mille petits papiers entre lesquels il se sentait plus indécis que le héros de Buridan : Sedet œternumque sedebit infelix Theseus. Camusat lui-même n’a laissé qu’un ramas de notes. Malgré tout le soin possible, il faudrait se résigner dans un tel travail à bien des ignorances, à bien des inexactitudes : on saura de moins en moins les vrais auteurs, je ne dis pas des articles principaux, mais même des recueils. Quelqu’un a trouvé l’autre jour très spirituellement que les journaux sont nos Iliades, et qui ont des myriades d’Homères ; en remontant toutefois, le nombre des Homères se simplifie. Par malheur, ceux qui seraient en état d’éclairer, de contrôler pertinemment ces origines de journaux, manqueront de plus en plus. C’est là un des préjugés et une des morgues de l’érudition que d’attendre, pour attacher du prix à certains travaux, qu’il ne soit presque plus temps de les bien faire. Le beau moment académique pour reconstruire une civilisation, c’est lorsqu’il n’en reste plus qu’une écriture indéchiffrable ou des pots cassés.