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fruits innombrables… » Voilà l’idée première et toute grossière, me disais-je ; celle de se dénoncer soi-même et de s’octroyer le bâton n’est venue qu’après.

En somme pourtant, cette histoire des journaux français avant 89 ne serait pas infinie. Les Beuchot, les Brunet, les Quérard, doivent en posséder par devers eux la plupart des élémens positifs. Je sais dans la bibliothèque de Besançon une chambre pas très grande et qui n’est garnie que des collections de ces vieux journaux littéraires ; en s’enfermant là pendant quelques mois, et non sans le docte Weiss (genius loci), on ferait beaucoup.

Mais c’est à dater de 89 surtout que les difficultés et les exigences du sujet se multiplieraient, et que le complet (littéraire et politique) deviendrait plus indispensable et plus insaisissable à la fois. Hélas ! ne nous exagérons rien : combien peu de gens, d’ici à quelques années, seront encore à même de contrôler et de contredire en ce genre l’approximatif de nos travaux ! Les Roederer, les Fiévée, les Michaud, ont déjà emporté le plus vif de cette histoire dans la tombe.

Et l’entreprise que je propose en ce moment et que je suppose, cette espèce de rêve au pot au lait que j’achève en face de mon écritoire, cette histoire de journaux donc, dans son incomplet même et son inexact inévitable, se fera-t-elle ? J’en doute un peu. On est entraîné, le vent chasse, le courant pousse, le rivage se perd de vue. L’incomplet est le propre de l’homme ; il laisse tout monument voisin de la ruine. À côté d’une aile qui finit, l’autre demeure en suspens ; les plus beaux siècles ne sont que des Louvres inachevés. Et quand il achèverait, le temps y met bon ordre en détruisant. Que ce débris vienne du temps ou de l’homme même, c’est bientôt de loin la seule marque qui reste de lui. Ce qui n’empêche pas qu’il ne nous faille travailler chacun à son jour, et faire vaillamment à son poste comme si tout devait durer et se finir. La vie humaine, il y a long temps qu’on l’a dit, ressemble à la guerre : chacun n’a qu’à tenir son rang avec honneur et qu’à faire sa fonction, comme si la mort n’était pas là dans tous les sens, qui sillonne.

Qu’on nous pardonne ces graves rêveries qu’ont amenées insensiblement et que justifient peut-être ces idées si contrastantes de Rome et de journaux, ce bruyant passé d’hier et cet antique et auguste passé, tous les deux à leur manière presque sans histoire ; la ville éternelle en partie douteuse et ses cinq siècles de grandes ombres, la société moderne avec sa marche accélérée, conquérante, ses mille cris assourdissans de triomphe, et son bruit perpétuel de naufrage !


Sainte-Beuve.