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MORALISTES DE LA FRANCE.

beaucoup moins, qu’on a attribué à Segrais, qui me semble encore trop fort pour lui, et où l’on répond aux objections déjà courantes avec force citations d’anciens philosophes et de pères de l’église. Le petit avis au lecteur y répond bien mieux d’un seul mot : « Il faut prendre garde,… il n’y a rien de plus propre à établir la vérité de ces Réflexions que la chaleur et la subtilité que l’on témoignera pour les combattre[1]. »

Voltaire, qui a jugé les Maximes en quelques lignes légères et charmantes, y dit qu’aucun livre ne contribua davantage à former le goût de la nation. « On lut rapidement ce petit recueil ; il accoutuma à penser et à renfermer ses pensées dans un tour vif, précis et délicat. C’était un mérite que personne n’avait eu avant lui, en Europe, depuis la renaissance des lettres. » Trois cent seize pensées formant cent cinquante pages eurent ce résultat glorieux. En 1665, il y avait neuf ans que les Provinciales avaient paru ; les Pensées ne devaient être publiées que cinq ans plus tard, et le livre des Caractères qu’après vingt-deux ans. Les grands monumens de prose, les éloquens ouvrages oratoires qui consacrent le règne de Louis XIV, ne sortirent que depuis 1669, à commencer par l’oraison funèbre de la reine d’Angleterre. On était donc, en 1665, au vrai seuil du beau siècle, au premier plan du portique, à l’avant-veille d’Andromaque ; l’escalier de Versailles s’inaugurait dans les fêtes : Boileau, accostant Racine, montait les degrés ; La Fontaine en vue s’oubliait encore ; Molière dominait déjà, et le Tartuffe, achevé dans sa première forme, s’essayait sous le manteau. À ce moment décisif et d’entrain universel, M. de La Rochefoucauld, qui aimait peu les hauts discours, et qui ne croyait que causer, dit son mot : un grand silence s’était fait ; il se trouva avoir parlé pour tout le monde, et chaque parole demeura.

C’était un misanthrope poli, insinuant, souriant, qui précédait de bien peu et préparait avec charme l’autre Misanthrope.

Dans l’histoire de la langue et de la littérature française, La Ro-

  1. Et encore « Le meilleur parti que le lecteur ait à prendre est de se mettre d’abord dans l’esprit qu’il n’y a aucune de ces maximes qui le regarde en particulier, et qu’il en est seul excepté, bien qu’elles paraissent générales. Après cela, je lui réponds qu’il sera le premier à y souscrire… » Pourquoi ce malin petit Avis ne se trouve-t-il reproduit dans aucune des éditions ordinaires de La Rochefoucauld ? En général, les premières éditions ont une physionomie qui n’est qu’à elles, et apprennent je ne sais quoi sur le dessein de l’auteur, que les autres, augmentées et complétées, ne disent plus. Cela est vrai surtout des premières éditions de La Rochefoucauld et de La Bruyère.