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MORALISTES DE LA FRANCE.

« Je vous envoie ce que j’ai pu tirer de ma tête pour mettre dans le Journal des Savans. J’y ai mis cet endroit qui vous est si sensible… et je n’ai pas craint de le mettre parce que je suis assurée que vous ne le ferez pas imprimer quand même le reste vous plairait. Je vous assure aussi que je vous serai plus obligée, si vous en usez comme d’une chose qui serait à vous, en le corrigeant ou en le jetant au feu, que si vous lui faisiez un honneur qu’il ne mérite pas. Nous autres grands auteurs sommes trop riches pour craindre de rien perdre de nos productions… »

Notons bien tout ceci : Mme de Sablé dévote, qui, depuis des années, a pris un logement au faubourg Saint-Jacques, rue de la Bourbe, dans les bâtimens de Port-Royal de Paris ; Mme de Sablé, tout occupée, en ce temps-là même, des persécutions qu’on fait subir à ses amis les religieuses et les solitaires, n’est pas moins très présente aux soins du monde, aux affaires du bel-esprit ; ces Maximes, qu’elle a connues d’avance, qu’elle a fait copier, qu’elle a prêtées sous main à une quantité de personnes et avec toutes sortes de mystères, sur lesquelles elle a ramassé pour l’auteur les divers jugemens de la société, elle va les aider dans un journal devant le public, et elle en travaille le succès. Et d’autre part, M. de La Rochefoucauld, qui craint sur toutes choses de faire l’auteur, qui laisse dire de lui, dans le Discours en tête de son livre, « qu’il n’aurait pas moins de chagrin de savoir que ses Maximes sont devenues publiques, qu’il en eut lorsque les Mémoires qu’on lui attribue furent imprimés ; » M. de La Rochefoucauld, qui a tant médit de l’homme, va revoir lui-même son éloge pour un journal ; il va ôter juste ce qui lui en déplaît. L’article, en effet, fut inséré dans le Journal des Savans du 9 mars ; et, si on le compare avec le projet[1], l’endroit que Mme de Sablé appelait sensible y a disparu. Plus rien de ce second paragraphe : « Les uns croient que c’est outrager les hommes, etc. » Après la fin du premier, où il est question des jugemens bien différens qu’on a faits du livre, on saute tout de suite au troisième, en ces termes : « L’on peut dire néanmoins que ce traité est fort utile, parce qu’il découvre, etc. etc. » Les autres petits changemens ne sont que de style. M. de La Rochefoucauld laissa donc tout subsister, excepté le paragraphe moins agréable. Le premier journal littéraire qui ait paru ne paraissait encore que depuis trois mois, et déjà on y arrangeait soi-même

  1. C’est ce que n’a pas fait Petitot, qui a donné, dans sa notice sur La Rochefoucauld, le projet d’article comme étant l’article même : il n’en a pas tiré parti.