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de l’auteur d’Indiana. Cette nouvelle, tombant tout à coup au milieu de la paisible société de Copenhague, y produisit à peu près l’effet qui résulterait pour nous d’un bulletin télégraphique annonçant une révolution en Prusse ; le soir même, on ne faisait que la répéter dans tous les salons. Quelques incrédules doutaient encore ; d’autres, par une basse envie, niaient le fait, afin d’ôter au jeune voyageur le mérite de sa découverte. J’étais dans la capitale du Danemark à l’époque de ce grave évènement, et pendant plus de huit jours chacun m’abordait en me disant : Eh bien ! est-ce vrai ? avez-vous lu le Dagan ? George Sand n’est-il réellement pas George Sand ? et cent autres questions auxquelles je répondais avec le modeste orgueil d’un homme qui peut, par un seul monosyllabe, confirmer un fait important. Le jeune écrivain danois se fit par son récit une réputation de voyageur distingué et d’observateur profond. Le Dagen y gagna plusieurs abonnés, et ceux qui y gagnèrent le plus, ce furent les contrefacteurs belges, à qui les libraires demandèrent aussitôt de nouvelles collections des œuvres de George, Sand ; car nos productions littéraires modernes n’arrivent guère dans le Nord que par les contrefaçons belges. Depuis quelques années, cette honteuse piraterie a envahi toutes les bibliothèques et tous les cabinets de lecture des villes scandinaves. C’est quand on a passé le Rhin, l’Elbe et la mer Baltique, qu’on reconnaît l’effroyable développement qu’elle a pris, et le tort immense qu’elle nous fait chaque jour par sa merveilleuse habileté à s’emparer des lieux où l’on achète encore des livres, où l’on se fait des bibliothèques. Il y a tel ouvrage qui reste ici douloureusement enfermé dans les magasins de la librairie, et qui se vend là-bas à des milliers d’exemplaires. Comment notre gouvernement n’essaie-t-il pas de conclure avec les différentes puissances de l’Allemagne un traité en vertu duquel elles s’engageraient à ne pas laisser entrer dans leurs états un livre contrefait ? Cette tâche n’est pas très difficile à accomplir ; elle serait digne de l’ambition de M. Villemain : nous la signalons à la sollicitude de M. le ministre de l’instruction publique, qui se souvient sans doute d’avoir présidé autrefois la commission nommée dans ce but par M. Guizot. L’Allemagne une fois fermée, les transports de livres pour le Nord deviendraient à peu près impossibles, et peut-être obtiendrions-nous du roi de Danemark et du roi de Suède le même arrêté prohibitif. C’est un acte d’honneur et de moralité auquel, j’ose le croire, ces deux souverains aimeraient à apposer leur signature.

Le Berlingske Tidende et le Dagen sont les deux grands ou plutôt les deux seuls journaux politiques de Copenhague. Ils représentent dans leur sphère septentrionale quelque chose comme le Moniteur et le Journal des Débats. Pendant plusieurs années, ces deux journaux ne connurent ni les soucis de la concurrence, ni les douleurs de la contradiction. Ils composaient leurs innocens résumés de nouvelles, et publiaient avec une note laudative les ordonnances de l’administration, sans crainte de voir un audacieux confrère les taxer d’ignorance ou les accuser de servilisme. C’était une douce et heureuse vie, inquiétée seulement à de rares intervalles par quelque téméraire brochure que la police réprimait bien vite. La révolution de juillet mit un terme à cet