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REVUE LITTÉRAIRE.

Aujourd’hui M. Sue n’est pas ennuyeux à coup sûr, il n’est ni savant ni philosophe, et cependant, la lecture de son livre achevée, on est en droit de lui adresser la question de d’Alembert sur une tragédie de Racine : « Qu’est-ce que cela prouve ? » Seulement d’Alembert disait une sottise, et l’objection de la critique serait au contraire fort sensée. D’admirables vers ne touchaient pas une nature sèche de géomètre, rien de plus naturel. Mais où est dans le livre de M. Sue la valeur littéraire ? quelles nuances délicates de sentimens ont été surprises par l’observateur ? quels caractères dessinés ? quelle éternelle vérité mise en relief sous une forme rajeunie et éclatante ? Nous nous intéressons fort peu, pour notre part, à la théorie de l’art pour l’art, comme on dit, ou à la théorie contraire de l’utilité sociale dans les lettres. En dehors de ces esthétiques transcendantes et fort peu applicables en réalité, la suprême condition demeure toujours : la beauté. Je ne m’imagine pas que M. Sue ait eu la prétention d’y atteindre et qu’il ait voulu donner le Marquis de Létorière autrement que comme un conte qui se laisse lire et dont quelques pages sont d’un assez bon comique.

On est tout d’abord sous Louis XV, sous ce roi « bon et spirituel, » comme dit M. Sue, qui, en homme de bon ton, aime son monde de la régence et ne regrette pas les temps durs et la tyrannie cruelle de ce monstre nommé Louis XIV. Notre marquis donc est un garçon charmant, spirituel, plein de séductions, mais qui n’a pas un sou vaillant pour soutenir un gros procès, lequel peut le rendre millionnaire. Toute la première partie du volume est prise par le récit de cette triste phase de misère et par les dons mystérieux, l’appui secret d’une grande dame qui veut demeurer inconnue. C’est là un bien vieux procédé, mais dont les romanciers ne se lassent pas, parce qu’il excite toujours la curiosité. Enfin Létorière fait un chemin brillant à la cour. Les faveurs et les succès mondains l’accablent ; pourtant il n’oublie pas la protectrice des premières années qui lui a assigné une date lointaine comme dernier terme de ces mystères. Le jour fixé arrive, et il se trouve que cette providence inconnue est précisément Mlle de Soissons que Létorière adore. L’important procès, qui dure toujours, pourra, s’il réussit, faire du marquis un riche héritier et sauver, pour ce mariage, les convenances aux yeux du monde. Létorière tient avant tout à cette solution judiciaire ; mais Mlle de Soissons veut que sa main ne soit pas à ce prix, et elle déclare sa volonté définitive à sa parente, la vieille douairière de Rohan, très stricte sur l’étiquette. De là un éclat et une rupture ; mais Louis XV est pour son favori, et un ordre du roi permet à Mlle de Soissons de se retirer provisoirement au couvent, jusqu’au retour de Létorière, qui va en Allemagne pour avoir raison de son procès. Là commence la partie vraiment comique du livre. Le marquis a pour juges trois bons Allemands : un vieux chasseur forcené qui vit dans son château délabré en baron du moyen-âge, un érudit qui a la manie des bouquins et des vers de Perse, enfin un mari ridicule soumis à une femme bizarre, qui cite la Bible à tout propos, comme un puritain. L’affaire était désespérée : Létorière la rend excellente et la gagne en courant le cerf chez le premier juge ; en citant