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Thomson et sa pâle tragédie ont fourni bien moins d’élémens à M. Lemercier. Excepté quelques mots naïfs d’Oreste, le descriptif auteur des Saisons n’a à réclamer aucune part dans la tragédie française. Qu’eût emprunté en effet M. Lemercier à ces scènes glacées ? eût-ce été le personnage de Mélisandre, cette pâle copie du Philoctête de Sophocle ? eût-ce été ces héros bâtards, dépouillés du cothurne antique et déguisés en honnêtes bourgeois du règne de George II ? L’Agamemnon d’Alfieri au contraire, malgré l’inconvenance du rôle d’Électre, confidente de l’adultère maternel, offre, surtout dans les hésitations criminelles de Clytemnestre et dans la conduite de la pièce, de vraies beautés que M. Lemercier a mises à profit.

Il y a d’ailleurs dans l’Agamemnon français des parties très belles et entièrement originales : ainsi la teinte sombre et tragique donnée au rôle d’Égisthe, rôle que la passion relève ; ainsi les prophéties de la fille de Priam devant le roi d’Argos et Clytemnestre, tandis qu’Eschyle les adressait exclusivement au chœur, et Sénèque au seul Agamemnon ; ainsi, pour finir, la belle scène où le jeune Oreste, ce futur vengeur, raconte à sa mère, encore armée du poignard fatal, comment il a vu le cadavre ensanglanté de la victime. Ce n’est pas que la pièce de M. Lemercier n’ait de graves défauts. Les confidens entravent la marche ; Atride n’est plus le roi triomphant d’Eschyle et se laisse bien facilement abuser. À côté de morceaux écrits avec la verve des maîtres, il y a des vers traînans et pénibles, des scènes languissantes, de durs hémistiches, mal enchâssés dans les périodes ; mais les beautés l’emportent, l’œuvre est consacrée, elle restera.

Dans Agamemnon, dans sa première œuvre publiée, M. Lemercier toucha à la beauté, à ce don suprême qu’un si petit nombre peut connaître et que quelques-uns devinent seulement de loin, comme l’étoile qui luit dans l’enfer de Dante. Dès-lors, le poète était parvenu aux hauteurs même de son talent, et d’un coup il se trouvait comme au faîte de sa tour, pareil à ce gardien solennel, speculator, qui ouvre la scène d’Eschyle et qui observe le retour du roi d’Argos. Plus tard, il ne fera qu’en descendre (souvent jusqu’aux abîmes), avec des retours pourtant heureux vers certains degrés, d’où se découvrent encore les grands horizons. Heureuses les organisations privilégiées qui savent s’élever jusqu’à l’inaccessible beauté ! Quelques-unes ne touchent qu’une fois le but ; mais n’est-ce pas déjà une bien rare faveur que de l’avoir atteint ? M. Lemercier y arriva par momens dans Agamemnon ; depuis, ce bonheur lui fut encore donné,