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LE TEXAS ET SA RÉVOLUTION.

bouchure, à quelques milles au nord de Matagorda, s’était accumulée, sur une étendue de trois ou quatre milles, une masse énorme de débris de troncs d’arbres et de bois flotté. Les Texiens de Colorado, jaloux de rendre à leur pays une voie de communication aussi importante, ont entrepris sous mes yeux la destruction de ce raft, et en peu de temps ils y avaient pratiqué un canal assez large pour qu’un bateau parti de Bastrop, dans la partie supérieure du fleuve, pût facilement gagner Matagorda[1]. Ce travail est du reste un des plus utiles que les citoyens de la nouvelle république aient accompli depuis la déclaration de leur indépendance. L’émigration se porte vivement sur le Colorado, et semble même vouloir momentanément s’arrêter sur ses bords.

C’est par le San-Jacinto que je suis entré dans le Texas. Rien n’était plus frappant que le contraste des solitudes vierges que nous traversions, avec le bateau à vapeur qui nous transportait. Des deux côtés du fleuve, une nature sauvage, des prairies incultes, couvertes de grandes herbes, aucune trace de l’homme, de ses œuvres, de ses besoins ; mais sur ce fleuve, incessamment battu par notre puissante machine, l’art moderne représenté par une de ses plus merveilleuses créations, l’industrie qui change la face du monde, la civilisation résumée dans un de ses instrumens les plus énergiques ! Il y avait bien là de quoi remuer l’imagination, et fournir à la pensée un noble aliment. Autour de moi on n’avait pas l’air d’y songer : les gens avec qui je voyageais, appartiennent à une race qui fait de grandes choses sans la moindre poésie. On apercevait çà et là, au milieu de la prairie sans bornes qu’arrose le San-Jacinto, des bou-

  1. C’est surtout dans la Louisiane que les rafts se présentent sur une échelle vraiment gigantesque. La rivière Rouge en avait un, non loin de son embouchure, qui vient d’être détruit, grace aux soins de la législature de l’état. Il en existe un autre très considérable sur l’Atchafalaya, branche du Mississipi, que l’on regarde comme l’ancien lit de la rivière Rouge. Darby en a donné les dimensions en 1816. Il avait à cette époque dix milles de long et environ six cent soixante pieds de large. Ce pont naturel avait été formé par des accumulations successives de bois flotté. Il s’élevait et s’abaissait alternativement avec le niveau des eaux, et, quoiqu’il ne fût pas fixé, mille végétaux croissaient à sa surface, comme s’ils eussent habité la terre ferme. Le plus monstrueux que je connaisse est celui qui existe sur la Ouachita, l’un des affluens de la rivière Rouge : il a dix-sept lieues de long. On le décrivait en 1804 comme un pont naturel, sur lequel poussaient toutes les plantes de la forêt voisine, sans en excepter les plus grands arbres. La rivière se dérobait complètement aux yeux du voyageur sous ce singulier radeau, et sur plusieurs points on la traversait tout entière sans se douter de son existence.