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Mais à peine la victoire leur eut-elle jeté, du haut de son char, quelques palmes infécondes, que ces soldats d’un jour s’empressèrent de rentrer chez eux, et, à les voir se remettre si vite à l’étude, on eût dit qu’ils avaient hâte de réparer, par le travail de la plume, le temps employé à l’exercice des armes et de cacher sous un flot d’encre le flot de sang qu’ils avaient vu couler. Déjà, en 1815, Uhland demandait, avec sa prévision de poète, si les combats et les blessures des hommes de son âge serviraient à leurs enfans[1]. Aujourd’hui, on pourrait répondre : Oui, ces combats et ces blessures ont servi à occuper une foule d’écrivains et à faire imprimer une quantité de livres. L’Allemagne, à la suite de ses batailles, n’a pas érigé, comme nous, une colonne de bronze ; mais elle pourrait bien en élever une plus haute que la nôtre avec les brochures, les pamphlets, les lourdes dissertations et les innombrables récits enfantés par les dernières guerres, car une partie de sa vie se passe à méditer, et l’autre à écrire. Allez dans quelle province que ce soit de cette vieille Germanie, entrez dans la première ville venue, dans un médiocre chef-lieu de district, dans une bourgade ; vous y trouverez probablement une imprimerie, peut-être un journal, et, dans tous les cas, deux ou trois hommes au moins occupés à écrire. Ceux qui n’exercent encore aucun emploi écrivent pour en obtenir un ; ceux qui remplissent des fonctions importantes écrivent pour montrer qu’ils tiennent dignement leur rang. Les professeurs des universités écrivent pour soutenir l’honneur du corps, et les jeunes gens à peine sortis des bancs de l’école écrivent pour se venger des leçons qu’ils ont reçues de leurs maîtres. En un mot, tout le monde, dans cette heureuse contrée, écrit ou du moins rêve à la joie d’écrire. L’Allemagne, unie autrefois par les liens de l’empire, à peine reliée aujourd’hui par la diète de Francfort, forme, en littérature, un monde bien plus serré et plus compact qu’il ne le sera probablement jamais en politique ou en industrie.

C’est une république de mandarins, en admettant toutefois que ce mot de mandarin ne soit pas absolument le synonyme de lettré. Ceux qui publient les plus gros volumes sont les sénateurs de cette république, les riches libraires sont ses patriciens, et la bourse de Leipsig est son Capitole. Tout ce qu’on raconte du développement et de l’ambition des anciens états n’est rien comparé à l’incessante activité de celui-ci. Que n’a-t-elle pas écrit, cette bonne et studieuse Allemagne, depuis qu’elle est ainsi constituée en corporation de scribes et d’imprimeurs ! Quel est le nom, le fait, le livre antique ou moderne qui ait échappé à ses laborieuses investigations ? Quelle est l’idée qui n’a pas été cent fois remise dans son creuset, analysée et détaillée ? Et de toute cette masse de livres qui encombrent chaque semestre les magasins, que reste-t-il ? De belles œuvres sans doute, mais qu’elles sont rares ! Le temps n’est plus où

  1. Ô mères ! vous qui sentez s’épanouir votre cœur en contemplant vos fils bien-aimés et en lisant sur leur visage les promesses d’un joyeux avenir, plongez votre regard dans le leur, et dites-nous si les combats et les blessures des pères serviront à leurs enfans ?