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gile qu’il mutilait, des dogmes chrétiens qu’il transformait grossièrement, le Koran présenta à la race arabe dispersée une unité propice pour la politique, propice pour l’agrégation de ces nationalités restreintes et désunies. Aux débris épars du polythéisme antique, à Mercure, à Jupiter, au Soleil, dont les tribus, diversement sabéennes, avaient fait chacune quelque dieu suprême, à l’ismaélisme, doctrine dégénérée des croyances judaïques, à tant de sectes contraires, Mohammed venait substituer une religion nouvelle, qu’il sut affermir par le prestige des conquêtes. Cependant le dogme du prophète, bien qu’il dût persister à travers les siècles et dominer jusqu’à nos jours sur toute une partie du monde, eut dès l’abord ses contradicteurs. On le sait, Mohammed trouva dans sa famille même des rivalités ennemies, et l’un des premiers son beau-frère, Talhha-Ibn-Khouweyled, proclama le schisme, s’isola de la foi naissante. L’Arabie fut plus ensanglantée encore par les luttes de l’islamisme, que ne l’a jamais été peut-être l’Europe par les hérésies sans nombre dont l’institution chrétienne a triomphé tour à tour.

L’introduction du livre de M. de Sacy est consacrée aux dissidences religieuses du mahométisme ; dès les premières pages de cette exposition, à la fois historique et métaphysique, se retrouve l’élévation lumineuse, l’inépuisable et souveraine érudition de l’illustre orientaliste. Ce qui frappe avant tout dans cette étude, c’est la singulière analogie qui se rencontre entre la marche des hérésies ottomanes et celle de nos hérésies d’Occident. Les unes comme les autres, elles ont pour point de départ ces inquiétudes de l’esprit qui veut savoir plus que la foi primitive n’enseigne, l’impatience de quelque prescription trop sévère, ou bien elles servent de prétexte et de déguisement aux ambitions de la politique. Il convient encore de remarquer que les mêmes causes occasionnelles d’altération se sont souvent rencontrées dans les deux religions : ainsi les doctrines du magisme, desquelles est sortie chez nous la secte manichéenne, ont amené au sein de l’islamisme de redoutables divisions. L’étude de la philosophie grecque introduisit également chez les musulmans l’esprit de dispute, et par suite le scepticisme, d’où sont nées ces interprétations allégoriques du Koran, tout-à-fait semblables, dans leur procédé et dans leurs conséquences, aux interprétations symboliques qu’a eu à subir l’Évangile. Des deux côtés, auprès de questions qui touchent aux problèmes les plus élevés de la destinée humaine, auprès de spéculations qui ne sont point dépourvues de grandeur, ce sont, chez les hérésiarques, les mêmes subtilités théologiques, les mêmes rêveries bizarres, les mêmes minuties mystiques. Les opinions les plus étranges, les plus absurdes, les plus inconciliables avec les dogmes reçus, trouvent également, chez les musulmans comme chez les chrétiens, des croyans et des martyrs. Si des abstractions on descend à l’histoire, c’est un spectacle analogue, et les dissidences religieuses se traduisent dans les faits par des haines impitoyables, des persécutions, des guerres sanglantes.

J’ai hâte de le dire, toutefois, c’est seulement dans cette sphère hétérodoxe que l’histoire des deux religions se rejoint et se confond. Singulière solidarité de l’erreur ! On peut comparer légitimement le développement des hérésies