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et éclairé de Louis XIV, à un degré de force et de gloire qu’il eût été impossible de prévoir. Elle devint pour quelque temps la première des nations par la politique et par la guerre ; elle obtint par les lettres et par les arts une suprématie plus durable.

De même que la littérature espagnole un peu auparavant, ce fut surtout par la poésie dramatique que la littérature française s’éleva à ce point de splendeur et de prééminence. Il est à remarquer que dans tous les temps cette branche de la poésie, celle qui représente le plus exactement le caractère moral et l’organisation sociale des peuples, a été l’instrument le plus efficace et le plus actif de cette influence qu’ils sont appelés à exercer les uns sur les autres par les travaux de l’intelligence.

Né en quelque sorte, comme nous le rappelions tout à l’heure, du théâtre espagnol, le théâtre français n’avait pas tardé à entrer dans une voie toute différente, plus conforme à l’esprit, au goût, aux habitudes de la nation, à la nature même de son idiome. Racine et Molière consommèrent cette révolution ; entre leurs mains, la tragédie et la comédie prirent ces formes rationnelles et régulières qu’elles n’avaient jamais eues à un égal degré, même chez les anciens. L’Europe, éblouie à l’aspect des chefs-d’œuvre éclatans qu’ils surent faire éclore de ce nouveau système, attribua à ce système ce qui était surtout le résultat de leur incomparable génie. L’esprit d’imitation s’étendit dans toute l’Europe civilisée ; partout le théâtre subit la loi des unités, partout la comédie et la tragédie, dont jusqu’alors les limites avaient été assez peu distinctes et s’étaient souvent tout-à-fait confondues, virent s’élever entre elles de rigoureuses, d’infranchissables limites, et la scène espagnole, naguère si admirée, qualifiée maintenant de barbare par le sévère Boileau, tomba dans le mépris et l’obscurité ; on confondit presque Lope de Vega avec notre Hardy, parce que leurs ouvrages, si inégaux en mérite, présentaient extérieurement les mêmes formes, les mêmes irrégularités.

L’entraînement était si puissant, que l’Espagne même ne put s’y soustraire. En dépit de cet orgueil national qui la rend si peu accessible aux innovations étrangères, on la vit répudier ses anciennes admirations, renoncer à sa propre gloire et accepter dans toute leur rigueur, avec les doctrines dramatiques dominantes au-delà des Pyrénées, les anathèmes lancés contre ses plus grands poètes, convaincus du crime de n’avoir pas connu ces doctrines, ou de ne pas s’y être conformés. À Madrid même, Lope de Vega expia, par un ingrat oubli, les triomphes presque exagérés qu’il avait obtenus de son vivant ; on cessa de représenter ses ouvrages, on ne parla plus de lui que comme d’un esprit doué d’une brillante facilité, mais qui, abusant des dons de la nature, et les prodiguant sans cesse dans de monstrueuses conceptions, n’avait laissé aucun monument digne d’arrêter les regards de la postérité. Si Calderon, Moreto, Solis, tombèrent dans une disgrace moins complète, ils le durent à cette circonstance, que quelques-unes de leurs comédies familières, de celles que les Espagnols appellent de cape et d’épée, se rapprochaient jusqu’à un certain point