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MORETO.

colique, lève-toi ; en présence des décrets du ciel, l’homme n’est rien, c’est en vain qu’on voudrait en empêcher l’accomplissement. »

Cependant don Tello a été rencontré par les gens de la suite de l’infant, qui, le prenant pour un malfaiteur fugitif, l’ont arrêté et le conduisent devant le roi. Don Pèdre, comme il l’avait annoncé, ordonne l’exécution de l’arrêt rendu contre lui. Le comte de Trastamare parvient pourtant, à force d’instances, à obtenir son pardon ; celui de don Rodrigue est facilement accordé, il retrouve sa chère Maria, don Tello épouse Léonor, et tout se termine ainsi à la satisfaction commune, dénouement que faisait peu prévoir la nature du sujet et des personnages.

Le Vaillant Justicier est incontestablement un chef-d’œuvre du premier ordre, qui, s’il ne surpasse pas tous les drames tragiques de l’Espagne, n’est du moins inférieur à aucun. Il n’y a peut-être pas dans l’action un intérêt aussi vif, aussi soutenu, aussi saisissant que dans le Médecin de son honneur de Calderon et dans l’Étoile de Séville de Lope de Vega, mais les caractères sont tracés avec une vérité, une énergie vraiment rares, et la couleur de l’époque est admirablement rendue. Don Tello est le type complet, achevé de l’orgueil aristocratique et de la tyrannie féodale. Jamais peut-être le roi don Pèdre, si souvent mis sur la scène avec un remarquable talent, ne l’a été d’une manière aussi heureuse. Tous les détails de son rôle sont d’une perfection et d’une profondeur qui méritent une longue analyse, et qui expliquent suffisamment l’étendue des citations qu’on vient de lire. Le génie de Moreto a pour ainsi dire résolu le problème historique des jugemens si contradictoires portés sur ce prince par les chroniqueurs et les poètes. Dans l’inflexible justicier, il nous fait déjà pressentir le tyran sanguinaire et implacable. À l’irritation que don Pèdre ressent déjà de la turbulence de ses frères et des violences de la noblesse, aux projets de châtiment et de vengeance qu’il exprime à chaque instant, à l’instinct de despotisme qui se mêle à son amour de la justice, aux emportemens que lui fait éprouver la moindre contradiction, à la rudesse sauvage, bizarre et presque féroce qui vient trop souvent dominer en lui une affectation de courtoisie galante et chevaleresque, on devine ce qu’il pourra devenir lorsque de nouvelles provocations, de nouveaux outrages auront achevé de le pousser à bout. Déjà même le crime ne lui est pas étranger, déjà il a répandu le sang innocent, et, à défaut de remords, de superstitieuses terreurs le poursuivent, l’agitent, ébranlent son imagination et bouleversent cette ame inaccessible à toute autre crainte. Ce sont là des conceptions puissamment tragiques, de ces conceptions qui rappellent Shakespeare, et qui montrent dans le grand poète, l’historien, le moraliste, presque l’homme d’état, comme si à une certaine hauteur toutes les grandes facultés de l’esprit se touchaient et se confondaient.


Quoique Moreto se soit plus d’une fois essayé dans le genre tragique, quoique dans plusieurs de ses comédies héroïques ou sacrées on trouve d’incontestables beautés, il n’en est aucune, à l’exception du Vaillant Justicier, qui