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LES MISSISSIPIENS.

LE CHEVALIER.

Ah ! elle est pure comme la vertu elle-même !… J’en atteste…

LE DUC.

Je ne te demande pas cela ; ça ne regarde personne ; la voilà mariée…

LE CHEVALIER.

Si cet homme a de pareilles craintes, il n’en est que plus vil de les braver.

LE DUC.

Cet homme quitte aujourd’hui son fâcheux nom de Samuel Bourset pour celui de Bourset de Puymontfort. Sa femme le rebaptise par contrat de mariage ; qui sait ? le roi l’anoblira peut-être. C’est comme cela que les grandes familles se conservent ; c’est l’usage maintenant, il n’y a rien à dire. Les hommes de finance y tiennent beaucoup. S’ils ne changeaient de nom, ils n’arriveraient pas aux emplois, et il faut bien qu’ils y arrivent. Dans vingt ans d’ici ils y seront tous. Heureusement je n’y serai plus… Et toi qui vas en Amérique, je t’en félicite ; je voudrais être assez jeune pour t’accompagner.

LE CHEVALIER.

Eh bien ! votre froide sévérité sur les choses et sur les hommes de ce temps me gagne et me fortifie… Oui, je partirai, mais sans l’avoir vue… Je veux qu’elle sache que je la méprise trop pour lui dire adieu.

LE DUC, l’observant.

Est-ce que, par hasard, elle comptait te revoir ?

LE CHEVALIER.

Croyez-vous que je serais venu ici de moi-même ? Non ; je n’aurais jamais remis les pieds dans cette maison ; mais elle l’a voulu… Tenez, voici le billet que j’ai reçu ce matin…

LE DUC, à part, le parcourant.

Ah ! c’est donc pour cela qu’elle a fait promettre à sa mère de ne pas la conduire directement de l’église à la maison du banquier, mais de la ramener ici pour quelques instans !… (Lisant.) J’ai arraché à maman la promesse que nous nous verrions un instant en sa présence. (Haut.) Mais non pas en la présence du mari, je pense ?… (Avec une mordante ironie.) Bonne mère ! je la reconnais bien là ! (Regardant le chevalier, qui est fort ému.) Et tu comptes accepter ce rendez-vous ?

LE CHEVALIER.

Non pas ! Vous me rappelez à moi-même… je pars à l’instant !… (Il fait quelques pas, regarde autour de lui et fond en larmes.) Ah ! ce pauvre vieux petit salon où j’ai passé la moitié de ma vie, innocent et pur, auprès d’elle !… heureux comme jamais ne l’a été le roi de France au milieu des pompes de Versailles !… je ne le verrai plus… Je vais vivre sur une terre étrangère, où pas une main amie ne serrera la mienne, où pas un cœur ne comprendra ma souffrance ?

LE DUC.

Pauvre chevalier !… il me fait vraiment pitié… Voyons, modère-toi un peu, que diable ! Veux-tu m’écouter un instant et suivre mes conseils ?