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l’aventure et l’enthousiasme font le drame castillan ; le drame français accepte l’une et l’autre forme, dont il opère le mélange avec plus d’adresse que de hardiesse. Une philosophie expérimentale, s’exerçant sur les variétés du caractère humain, détermine le drame anglais, résumé dans un seul homme, qui est Shakspeare. Une fois la première et grande curiosité du peuple satisfaite, on languit, on imite, on cherche des effets ; le drame meurt lentement. La Grèce dramatique après Euripide, l’Angleterre après Shakspeare, l’Espagne après Calderon, s’éteignent au milieu d’efforts stériles et de tentatives multipliées et inutiles. Le théâtre reste ; le drame n’est plus.

Il faut soigneusement distinguer le drame du théâtre. Tant que les hommes seront amoureux de spectacles, ils iront se placer sur les gradins d’un amphithéâtre ou dans les obscurités d’une loge, avides d’entendre et de voir les fantômes passagers d’une toile colorée, les cris d’une lutte mortelle, le sang d’un taureau qu’on égorge, les évolutions d’une armée ou d’un navire. C’est la partie enfantine de l’art ; elle survit à l’art lui-même. Elle l’étouffe en le remplaçant. Les gens vraiment émus des plaintes d’Oreste et des fureurs d’Othello, des hymnes du prince Constant et des gémissemens de Phèdre, s’inquiètent assez peu de savoir si les décorations sont bien peintes, et si l’on a dépensé beaucoup d’argent en machines et en costumes. Tous les chefs-d’œuvre ont été créés pour des théâtres imparfaits, et les théâtres perfectionnés n’ont point créé de chefs-d’œuvre. Dans la belle époque de l’art dramatique, c’est l’homme que l’on veut voir sur la scène ; quand vient la décadence (et elle vient vite), on veut des plumes, des épées, des lances, des tables, des paysages et des vêtemens. La curiosité s’est déplacée. Elle a passé de l’intérêt inspiré par l’homme à un intérêt accessoire. Toute littérature subit cette transformation, sans laquelle le drame mourrait entièrement. On s’ingénie à représenter Clytemnestre telle qu’elle était, et à imiter le peplum et la toge. Achille et Agamemnon portent le vrai costume des sculptures helléniques ; on croit alors, par ces diverses améliorations, toucher le but véritable de l’art ; on s’en est éloigné. On a sacrifié le fonds à l’accessoire, le but au moyen.

Tout le monde sait que les sublimes tragédies de Corneille, livrées à des acteurs mal costumés, étaient représentées entre une double haie de gentilshommes insolens qui s’asseyaient sur la scène et riaient des acteurs. La représentation des œuvres de Calderon ou de Shakspeare était plus misérable encore. Deux grosses bougies de cire, placées aux deux coins du théâtre, éclairaient la scène espagnole dans