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DU THÉÂTRE EN ANGLETERRE.

Étudions en Angleterre le progrès de cet énervement dramatique. De Shakspeare à Sheridan Knowles, il est facile à suivre. Les vigoureux dramaturges contemporains de Shakspeare ne sont point atteints de la contagion sentimentale ; ils ont leurs défauts propres ; celui-là n’est pas encore né. Shakspeare joue sur les mots, Lilly est pédant, Ben Jonson minutieux, Webster effréné, Marlowe brutal, Marston cynique, Dekker diffus, Massinger paradoxal. Avant Fletcher et Beaumont, les héros dramatiques pleurent, mais modérément. Fletcher et Beaumont les premiers ouvrent cette veine de l’art dramatique. Ils prennent dans une situation, non plus tout ce qu’elle a de fort, de profond et de délicat, mais ce qu’elle renferme de douloureux, de mélancolique, d’élégiaque, d’attendrissant et de pénible. Au lieu d’affermir et de tremper puissamment l’ame humaine, ils l’affaiblissent et l’amollissent. Voluptueux et pathétiques, ils ont plus d’éloquence et font couler plus de larmes que Shakspeare ; en revanche, ils sont moins variés, moins philosophes et moins vrais. Le coup d’œil sévère que Shakspeare jette sur les choses de la vie leur manque absolument. Ils ont de la fécondité, de l’invention, de la grace, de la souplesse, une vive et fluide faconde et un coloris de style admirable. C’est par la pensée et le fond qu’ils pèchent. Ils ressemblent à la nation qui les admire.

Lorsque Charles II remonta sur son trône, un peuple fatigué de guerres civiles, l’ame tout affadie et abattue en même temps que corrompue et enfiévrée, préféra les drames de ces auteurs aux œuvres de Shakspeare. Roi et non-roi, la Fille Reine[1], étaient joués tous les jours au milieu des applaudissemens universels, tandis que Macbeth et Othello, remaniés par des auteurs de troisième ordre, se faisaient à peine supporter. Écoutez là-dessus le même Pepys, dont nous avons déjà parlé : « Je connais peu de pièces plus médiocres que Macbeth, dit-il ; il n’y a pas dans cette pièce trois vers qui valent ceux de la Fille Reine, par Fletcher. » — Situations invraisemblables, nées de crimes odieux, et donnant naissance à des douleurs sans limites, en dehors de toutes les conditions ordinaires de l’humanité, telle est la trame générale des œuvres de Fletcher et de son ami. Dryden y ajoute l’excès de l’emphase et le style précieux qu’il emprunte à Scudéry et La Calprenède. Immédiatement après les triomphes de Dryden, la scène politique venant à changer sous Guillaume III, les vertus bourgeoises reprennent honneur dans le monde anglais ; il se fait

  1. King and No-King, the Maiden-Queen, drames de Beaumont et Fletcher.