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REVUE LITTÉRAIRE DE L’ALLEMAGNE.

et déshérités par la fortune, qui entrent dans le monde avec l’ambitieuse ardeur que leur donne le sentiment de leur intelligence, et se trouvent dès leur premier pas arrêtés par la servitude à laquelle les condamne le destin. Pas un romancier n’a imaginé une vie plus animée et plus intéressante que la leur, et pas un philosophe n’a démontré en théorie les idées de fermeté et de persévérance aussi bien que quelques-uns d’entre eux l’ont fait en pratique. Quel noble et beau spectacle que cette révolte du génie contre le joug de l’infortune, cette lutte du désir et de la déception, de l’esprit et de la matière ! Quelle admirable leçon de morale dans cette volonté ferme qui soutient la pensée, dans ce courage qui franchit les obstacles, dans cette persévérance opiniâtre qui arrive au but ! Si parmi les poètes ou les artistes engagés dans ce rude combat, il en est qui retournent en arrière, effrayés par l’aspect de l’arène ; s’il en est d’autres qui succombent avant d’avoir conquis leur couronne, il en est, et beaucoup, qui parviennent à secouer peu à peu leurs entraves, et à suivre victorieusement leur route. Le même pays qui a vu Kirke White se consumer dans sa mélancolie, et Chatterton abréger des jours dont il n’attendait plus rien, a vu aussi le poète Crabbe s’élever par ses œuvres de la misère la plus profonde à une sorte d’opulence. En Allemagne, Günther est mort dans la pauvreté ; mais Klopstock, qui, dans sa jeunesse, ne savait où trouver un moyen d’existence, est devenu riche et heureux. La vie de ces hommes qui, dans les circonstances les plus difficiles, n’ont désespéré ni de leur force ni de leur avenir, devrait servir d’exemple à ceux qui les suivent. Il y a telle page de biographie, telle action courageuse, qui, dans les heures de doute et de lassitude, donnerait une douce leçon à ceux qui se trahissent eux-mêmes en abandonnant la lutte. Beaucoup d’hommes à imagination joignent au malheur de leur position celui de s’exalter par le souvenir de quelques grandes et nobles infortunes. Il en est pour qui la souffrance n’est qu’une auréole de plus et qui sourient cruellement à l’idée de languir en prison comme Tasse, ou d’errer sur les mers comme Camoëns. Si au lieu de chercher dans le passé ces touchans et dangereux exemples dont le prestige les fascine, si au lieu de cueillir avec un empressement fatal ces fleurs qui dans leur beau calice cachent un poison mortel, ils cherchaient avec la même ardeur d’autres plantes plus salutaires et d’autres exemples, quelle force n’y puiseraient-ils pas !

Ces idées me reviennent à l’esprit en lisant la biographie de Schiller. Lui aussi il eut une fortune précaire et chancelante, une jeunesse inquiète et tourmentée. Tout à son entrée dans la vie lui présageait une de ces existences humbles et paisibles qui commencent sans éclat et finissent sans orage. Né dans une condition honnête[1], entouré de soins et de tendresse par toute sa famille, placé sous la protection immédiate de son souverain, il voyait sa route ouverte devant lui ; il y entrait avec joie, lorsqu’une circonstance im-

  1. Son père, après avoir honorablement servi dans l’armée de Würtemberg, fut nommé intendant des jardins et du château de Ludwigsbourg. Sa mère était d’une ancienne famille noble.