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REVUE LITTÉRAIRE DE L’ALLEMAGNE.

peut-être qu’un médiocre étonnement. Mais qu’on se figure l’effet qu’elle dut produire dans un temps où la littérature romantique en était encore à ses premiers essais, dans un pays où l’on n’était sérieusement habitué qu’à la poésie morale, didactique et religieuse, de Gellert, Rabener, Klopstock, où les ballades de Bürger passaient pour une œuvre étrange, où le drame tout récent de Goetz de Berlichingen étonnait les esprits les plus hardis. Au sentiment d’admiration littéraire que devait nécessairement éveiller le style si neuf de l’œuvre de Schiller se joignait une sorte de surprise morale inouie et indéfinissable. La vieille Allemagne se trouvait plus fortement que jamais ébranlée dans ses théories poétiques. Le drame terrible passait de province en province, de ville en ville. Beaucoup de gens le lisaient avec une sorte d’effroi, mais ils le lisaient. Les récriminations violentes aidaient à son succès autant que les éloges, et la réputation du poète fut faite en un instant.

De toutes les critiques qui surgirent au nord et au sud, à l’apparition de cette œuvre si nouvelle et si inattendue, il n’y en eut pas une plus acerbe, plus dure, plus outrageante, que celle qui parut dans le Répertoire de la littérature. Les antagonistes les plus fougueux de Schiller s’étonnèrent eux-mêmes d’une analyse si rigoureuse et si impitoyable d’un drame dans lequel ils reconnaissaient pourtant des beautés. Or, l’auteur anonyme de cette critique était le poète lui-même, qui, après avoir accompli son œuvre avec enthousiasme, en comprenait plus vivement qu’aucun autre tous les défauts.

Le succès de cette première publication, bien loin d’améliorer la situation matérielle de Schiller, lui suscita de graves embarras ; le libraire prit pour lui les bénéfices de l’œuvre ; le poète resta sous le poids d’une dette d’honneur. Quelques mois après, un membre d’une corporation allemande, qui crut voir dans une scène de brigands une allusion injurieuse au respectable corps dont il faisait partie, écrivit à ce sujet une amère diatribe qui parvint jusqu’au duc de Wurtemberg. Le prince, qui, à ce qu’il paraît, se souciait fort peu de la gloire littéraire de ses sujets, rendit un arrêté par lequel il était expressément défendu à Schiller de faire imprimer d’autres écrits que des écrits de médecine et d’entretenir aucune relation hors du Wurtemberg.

Cependant le théâtre de Mannheim, qui passait alors pour un des meilleurs théâtres de l’Allemagne, se préparait à jouer les Brigands. Au jour fixé pour la représentation, on vit arriver dans la capitale du duché de Bade une foule de curieux. Il en vint de Francfort, de Spire, et d’autres villes, à pied, à cheval, en voiture. Dès le matin, les avenues du théâtre étaient pleines d’étrangers qui demandaient des billets ; un grand nombre d’entre eux ne put en avoir ; la salle était trop petite pour les renfermer tous. Schiller ne put résister au désir de voir lui-même jouer sa pièce. C’était sa première œuvre, et il avait vingt-deux ans. Mais comme il pensait bien que son général ne lui donnerait pas la permission de faire ce voyage, il partit le soir en secret, arriva incognito à Mannheim, s’enivra des applaudissemens de la foule, et retomba lourdement à son retour sous le joug de sa vie habituelle. Ce qui le fatiguait bien plus que l’insuffisance de sa solde et ses embarras perpétuels d’argent, c’était l’obliga-