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une ingrate !… Eh bien ! pour vous convaincre de l’affection qu’il vous porte, il a encore voulu que je vous misse au cou cette superbissime chaîne. — Non pas, non pas ; je ne porterai jamais ses chaînes, surtout ses chaînes de cuivre. — Ah ! cruelle !… il porte bien les vôtres, et les vôtres sont-elles dorées… Croyez-moi, écoutez-le, aimez-le, et, possédât-il tous les trésors de la terre, il les partagera avec vous ; son palais de Rome, rempli de magnifiques tableaux, sa belle villa de Montefiascone, deviendront votre palais et votre villa !…

Ce dialogue ne manque, comme on voit, ni de grace, ni de finesse ; il est de plus franchement comique, et il exprime d’une manière fort heureuse ce mélange de passion et de timidité prudente d’un amoureux de soixante ans. Mais lorsque Cassandrino, qui peu à peu se livre avec plus de confiance à sa passion, parlant tantôt au nom de son oncle supposé, tantôt en son propre nom, se met à faire, avec la ridicule vanité d’un vieux garçon, l’inventaire détaillé de son palais et de sa villa, nommant le tapissier qui les a décorés, les marchands à la mode qui lui ont vendu ses meubles, son argenterie, ses livres, ses tableaux, la scène devient excellente, et il est impossible de ne pas rire aux larmes en voyant le malheureux suer sang et eau pour faire entrer dans la tête de la coquette prima donna, et cela sans se donner trop de ridicule, cette proposition si simple : mon rival est jeune et beau, mais moi je suis riche, bien placé dans le monde, et ma personne ne manque pas non plus d’agrément.

Cette scène est d’un comique d’autant plus fin que Cassandrino a la conscience de son âge et de ses imperfections, et que doutant de lui, il s’efforce de faire pencher la balance en sa faveur, grace à tous ces petits avantages qu’il regarde comme lui étant en quelque sorte personnels. Lorsqu’à l’aide de cette éloquence positive il croit avoir réduit la cruelle, il sort de sa prudente réserve et se précipite aux pieds de la prima donna ; celle-ci se penche vers lui, et lui arrachant sa perruque blonde, elle le regarde fixement, puis poussant de grands éclats de rire, elle s’enfuit en s’écriant : C’est lui ! c’est bien lui !…

Tout autre à la place de Cassandrino serait découragé ; lui, au contraire, sent redoubler sa passion. — Patience passe science, se dit-il, je puis ne pas lui plaire aujourd’hui ; mais les femmes sont changeantes, et puisqu’elle ne m’aime pas aujourd’hui, il est probable qu’elle m’aimera demain. Pour se consoler, il se rappelle les succès de sa jeunesse. Ce monologue de Cassandrino, rempli de parenthèses et de digressions, est aussi fort plaisant, surtout quand, à la suite de ces maximes générales à l’aide desquelles il essaie de se donner du cœur,