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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.

Ce fut sans doute un malheur de Nodier au début, que de s’éprendre de ce côté et de se trouver engagé par je ne sais quelle fascination irrésistible vers ces faux et troublans modèles. Je conçois et j’admets qu’à l’entrée de la vie, les premières affections, même littéraires, ne soient pas dans chacun celles de tous. Dans sa jolie nouvelle de la Neuvaine de la Chandeleur, Nodier en commençant explique très bien comme quoi il n’y a de véritable enfance qu’au village, ou du moins en province, dans des coins à part, bien loin des rendez-vous des capitales et de la rue Saint-Honoré. De même en littérature, en poésie, les premières impressions, et souvent les plus vraies et les plus tendres, s’attachent à des œuvres de peu de renom et de contestable valeur, mais qui nous ont touché un matin, par quelque coin pénétrant, comme le son d’une certaine cloche, comme un nid imprévu au rebord d’un buisson, comme le jeu d’un rayon de soleil sur la ferblanterie d’un petit toit solitaire. Ainsi l’Estelle de Florian ou la Lina de Droz, les Fragmens de Ballanche ou les Nuits Élyséennes de Gleizes, peuvent toucher un cœur adolescent autant et bien plus qu’une Iliade. Même plus tard, on pourrait, comme faible secret, et en ne l’avouant jamais, préférer Valérie à Sophocle ; on peut, et en l’avouant, préférer le Lac des Méditations à Phèdre elle-même. Dans l’enfance donc et dans l’adolescence encore, rien de mieux littérairement, poétiquement, que de se plaire, durant les récréations du cœur, à quelques sentiers favoris, hors des grands chemins, auxquels il faut bien pourtant, tôt ou tard, se rallier et aboutir. Mais ces grands chemins, c’est-à-dire les admirations légitimes et consacrées, à mesure qu’on avance, on ne les évite pas impunément ; tout ce qui compte y a passé, et l’on y doit passer à son tour : ce sont les voies sacrées qui mènent à la Ville éternelle, au rendez-vous universel de la gloire et de l’estime humaine. Nodier si fait pour pratiquer ces voies et pour les suivre, et qui, jeune, en savait mieux que les noms, ne les hanta, pour ainsi parler, qu’à la traverse, et ne s’y enfonça à aucun moment en droiture. Je ne sais quelle fatalité de destinée ou quel tourbillon romanesque, du Peintre de Saltzbourg à Jean Sbogar, le jeta toujours par les précipices ou sur les lisières, à droite ou à gauche de ces grandes lignes où convergent en définitive les seules et vraies figures du poème humain comme de l’histoire. Par un généreux, mais décevant instinct, il s’en alla accoster d’emblée, en littérature comme en politique, ceux surtout qui étaient dehors et qui lui parurent immolés, Bonneville ou Granville, comme Oudet et Pichegru.