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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.

de lutin plus amoureusement filé, jamais fil blanc de bonne Vierge plus incroyablement affiné et allongé sous les doigts d’une reine Mab ? Eh bien ! quand on est destiné à écrire cette phrase-là, ou celles encore de la magique danse des castagnettes dans Inès de Las Sierras, on éprouve trop de dédommagement secret à décrire même ses erreurs, même ses désespoirs, pour ne pas devoir leur échapper bientôt et leur survivre.

Nodier écrivain, s’il le faut définir, c’est proprement un Arioste de la phrase. Or, si Werther qu’on semble au début, quand je ne sais quel Arioste est dessous, j’ai bon espoir, on en revient.

Ces fines qualités de style se présageaient déjà vivement dans le Peintre de Saltzbourg, qui n’a plus guère conservé d’intérêt que par là. À travers le chimérique de l’action, le vague et l’exalté des caractères, on y peut relever quelques tableaux de nature qui rappelaient alors les touches encore récentes de Bernardin de Saint-Pierre, et qui supposaient le voisinage prochain de Châteaubriand et d’Oberman. Nodier, grand styliste prédestiné, a de bonne heure excellé à revêtir les formes et les teintes d’alentour : une de ses images favorites est celle de la pierre de Bologne, qui garde, dit-on, quelque temps les rayons dont elle a été pénétrée. Le Peintre de Saltzbourg avait de plus, sur quelques points de sa palette, ses rayons à lui. On distinguera cette belle page sur l’hiver, datée du 10 octobre : « Oui, je le répète, l’hiver dans toute son indigence, l’hiver avec ses astres pâles et ses phénomènes désastreux, me promet plus de ravissemens que l’orgueilleuse profusion des beaux jours… » Si cette page se fût trouvée aussi bien dans l’Émile ou dans le Génie du Christianisme, elle aurait été mainte fois citée. Je note encore une admirable description de matin (14 septembre), qui se termine par ces traits de maître « … Chaque heure qui s’approche amène d’autres scènes. Quelquefois un seul coup de vent suffit pour tout changer. Toutes les forêts s’inclinent, tous les saules blanchissent, tous les ruisseaux se rident, et tous les échos soupirent. »

De plus en plus, en avançant, le style de Nodier, avec une grace et une souplesse qui ne seront qu’à lui et qui composeront son caractère, atteindra à peindre de la sorte les mouvemens prompts, les reflets soudains, les chatoiemens infinis de la verdure et des eaux, moins sans doute, dans toute scène, les grands traits saillans et simples qu’une multitude de surfaces nuancées et d’intervalles qui semblaient indéfinissables et qu’il exprime. Ainsi, dans Jean Sbogar, sa plume saisira le vol des goélands qui s’élèvent à perte de vue et redescendent