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celui qui crée les ressources que l’autre doit détruire, et qui, au moment décisif, lui sera un énergique et puissant auxiliaire. Ce serait de la démence. À l’appui de ce sacrifice, on invoque les souvenirs de l’empire, et l’on rappelle ce que Napoléon fit de la France comprimée par un blocus. Mais Napoléon, surpris par les circonstances, leur opposa un système qui ne devait, qui ne pouvait pas survivre aux nécessités dont il était issu. Il savait d’ailleurs, il comprenait où était son côté vulnérable, et il exagéra l’une des deux manifestations de la force française, précisément pour déguiser l’absence complète de l’autre. Quand il le put, il rêva des gloires maritimes. Ce fut lui qui le premier nomma la Méditerranée un lac français, ce fut lui qui imposa au directoire l’expédition d’Égypte, cette brillante témérité coloniale, lui enfin qui ne désespéra pas de reconquérir Saint-Domingue sur la fièvre jaune et les populations noires. Entre toutes les puissances qu’il combattit, sa plus grande haine fut pour celle qu’il ne put jamais atteindre ; et n’est-il pas avéré aujourd’hui que le fantôme ennemi qu’il poursuivait à travers les champs de bataille de l’Allemagne et les steppes désolées de la Russie, c’était la prépondérance navale de l’Angleterre ?

Ce qui effraie surtout les esprits méticuleux et timides dans les expériences coloniales, ce sont les dépenses qu’elles occasionnent. On calcule par francs et centimes ce que coûte un établissement lointain ; on lui ouvre un compte par doit et avoir, on fixe son prix de revient, et, suivant le résultat, on l’absout ou on le condamne. Une pareille arithmétique n’est pas seulement d’une politique étroite, elle repose en outre sur un procédé erroné. Elle n’atteint que les chiffres ostensibles ; l’ensemble d’une évaluation lui échappe. Ainsi, une colonie onéreuse à l’état peut être très fructueuse pour ses administrés. Le trésor en souffre peut-être, mais qu’importe, si la richesse générale du pays s’en accroît ? L’état retrouvera tôt ou tard, à l’aide de l’impôt, les avances qu’il aura semées : il les retrouvera fécondées par le génie particulier. Cette guerre de centimes est celle que l’on a faite et que l’on fait encore à la colonisation d’Alger. Chaque année, la dignité, la grandeur militaire du pays, courent le risque de se trouver à la merci d’une addition, et l’avenir de notre conquête peut dépendre du moindre crédit supplémentaire. C’est là une situation fâcheuse et qui prouve à quel point l’on manque, en France, d’esprit de suite et de grandeur de vues. La possession d’un royaume dans le nord de l’Afrique est-elle donc si peu de chose qu’on refuse de l’acheter au prix de quelques sacrifices ? Où trouverait-on, pour nos