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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.

sommes-nous, ou plutôt que suis-je, pour souffrir ainsi sans relâche de toutes choses autour de moi, et voir mon humeur suivre les variations de la lumière ? J’ai pensé quelque temps que cette sensibilité bizarre était un travers de ma jeunesse qui disparaîtrait avec elle. Mais le progrès des ans, en quoi j’espérais, me fait voir que j’ai un mal incurable et qui va s’aigrissant. Les journées les plus unies, les plus paisibles, sont encore pour moi traversées de mille accidens imperceptibles qui n’atteignent que moi. Cela s’élève à des degrés que vous ne pourriez croire. Aussi qu’y a-t il de plus rompu que ma vie, et quel fil si léger qui soit plus mobile que mon ame ? J’ai à peine écrit quelques pages de ce travail qui avait d’abord tant d’attraits ; qui sait quand je le terminerai ? Mais j’y mettrai le dernier mot assurément ; je ne veux pas accepter le dédit cent fois offert par ce mien esprit, le plus inconstant et le plus prompt au dégoût qui fut jamais. Vaille que vaille, vous aurez cette pièce, pièce en effet, et des plus pesantes.

« … Si j’en croyais mes lueurs de bon sens, je renoncerais pour toute la vie à écrire un seul mot de composition. Plus j’avance, plus le fantôme (l’idéal) s’élève et devient insaisissable. Ce mot propre, cette expression, la seule qui convient, dont parle La Bruyère, je n’ai jamais reconnu, au contentement de mon esprit, que je l’eusse trouvé : et, l’eussé-je attrapé, reste l’arrangement et les combinaisons infinies, et la variété, et le piquant, et le solide, et la nouveauté dans les termes usés ; l’imprévu, l’image dans le mot, et le contour, la justesse des proportions, enfin tout, le don d’écrire, le talent ; et de tout cela, je n’ai guère que la bonne volonté. — Pardonnez-moi ce cours de rhétorique. Il faut garder et couvrir ces choses. Fi donc, le pédant. »


Pour qui aura lu attentivement le Centaure, cette recherche scrupuleuse et hardie dont la prétendue insuffisance est confessée ici avec trop de modestie, est clairement révélée. Mais, au risque de passer pour pédant nous-même, nous n’hésiterons pas à dire qu’il faut lire deux et même trois fois le Centaure pour en apprécier les beautés, la nouveauté de la forme, l’originalité non abrupte et sau-

    vation psychologique ne devrait point négliger. Dans les premiers jours de notre invasion romantique, des critiques malins remarquèrent l’abus des signes apostrophiques. C’est peut-être la crainte et l’horreur de cette sorte d’emphase qui suggéra à George Guérin le besoin de supprimer entièrement le point admiratif, même dans les endroits où la règle grammaticale l’exige.