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vage, mais raisonnée et voulue, de la phrase, de l’image, de l’expression et du contour. On y verra une persistance laborieuse pour resserrer dans les termes poétiques les plus élevés et les plus concis une idée vaste, profonde et mystérieuse comme ce monde primitif à demi épanoui dans sa fraîcheur matinale, à demi assoupi encore dans le placenta divin. C’est en cela que la nature de ce petit chef-d’œuvre nous semble différer essentiellement de la manière de M. Ballanche, qui, à défaut des termes poétiques, n’hésite pas à employer les termes philosophiques modernes, et aussi de Chénier, qui ne songe qu’à reproduire l’élégance, la pureté et comme la beauté sculpturale des Grecs[1]. Nul n’admire Ballanche plus que nous. Cependant nous ne pouvons nous défendre de considérer comme un notable défaut cette ressource technique qui l’a affranchi parfois du travail de l’artiste, et qui détruit l’harmonie et la plastique de son style, d’ail-

  1. Un vieux ami de province, que j’ai consulté avant de me déterminer à publier le Centaure, m’a écrit à ce sujet une lettre trop remarquable pour que je ne me fasse pas un devoir de la citer en entier. C’est un renseignement que je lui demandais, et qu’il a eu la bonté de me donner pour moi seul. Je ne crois pas lui déplaire en insérant ici cet examen rapide, mais exact et important, des tentatives d’imitation grecque qui ont enrichi notre littérature. Ce petit travail pourrait servir de canevas aux critiques qui voudraient le développer. Il servira aussi d’excellente préface aux fragmens de M. de Guérin, et l’approbation d’un juge aussi érudit aurait, au besoin, plus de poids que la mienne :

    « Cette ébauche du Centaure me frappe surtout comme exprimant le sentiment grec grandiose, primitif, retrouvé et un peu refait à distance par une sorte de réflexion poétique et philosophique. Ce sentiment-là, par rapport à la Grèce, ne se retrouve dans la littérature française que depuis l’école moderne. Avant l’Homère d’André Chénier, les Martyrs de Châteaubriand, l’Orphée et l’Antigone de Ballanche, quelques pages de Quinet (Voyage en Grèce et Prométhée), on en chercherait les traces et l’on n’en trouverait qu’à peine dans notre littérature classique.

    « 1o  Il n’y a eu de contact direct entre l’ancienne Gaule et la Grèce que par la colonie grecque de Marseille. Ces influences grecques dans le midi de la Gaule n’ont pas été vaines. Il y eut toute une culture, et dans le chap. V de son Histoire littéraire, M. Ampère a très bien suivi cette veine grecque légère, comme une petite veine d’argent, dans notre littérature. Encore aujourd’hui, il y a quelques mots grecs restés dans le provençal actuel, il y a des tours grammaticaux qui ont pu venir de là ; mais ce sont de minces détails. Au moyen-âge, toute trace fut interrompue. À la renaissance du XVIe siècle, la langue et la littérature grecques rentrèrent presque violemment et à torrent dans la littérature française : il y eut comme engorgement au confluent. L’école de Ronsard et de Baïf se fit grecque en français par le calque des compositions et même la fabrique des mots ; il y eut excès. Pourtant des parties belles, délicates ou grandes, furent senties par eux et reproduites. Henri Estienne, l’un des meilleurs prosateurs du XVIe siècle et des plus grands érudits, a fait un petit traité de la conformité de la langue française et de la langue grecque :