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celle de la Pastorale. Dieu me ferait peut-être la grace de laisser s’en aller de toutes parts tout ce qui compose ma vie. Il y a pour moi tel moment où il me semble qu’il ne faudrait que la toucher du doigt le plus léger pour que mon existence se dissipât. La présence du bonheur me trouble, et je souffre même d’un certain froid que je ressens ; mais je n’ai pas fait deux pas au dehors que l’agitation me prend, un regret infini, une ivresse de souvenir, des récapitulations qui exaltent tout le passé et qui sont plus riches que la présence même du bonheur ; enfin ce qui est, à ce qu’il semble, une loi de ma nature, toutes choses mieux ressenties que senties. — Demain, vous verrez chez vous quelqu’un de fort maussade, et en proie au froid le plus cruel. Ce sera le fol de ce soir.

Caddi come corpo morto cade.

Adieu ; la soirée est admirable ; que la nuit qui s’apprête vous comble de sa beauté. »

Est-il beaucoup de pages de Werther qui soient supérieures à cette lettre écrite rapidement, non relue, car elle est à peine ponctuée, et jetée à la poste, dont elle porte le timbre comme toutes les autres ?

Je ne puis résister au plaisir de transcrire mot à mot tout ce qu’il m’est permis de publier.

« Le ciel de ce soir est digne de la Grèce. Que faisons-nous pendant ces belles fêtes de l’air et de la lumière ? Je suis inquiet et ne sais trop à quoi me dévouer ; ces longs jours paisibles ne me communiquent pas le calme. Le soleil et la pureté de l’étendue me font venir toutes sortes d’étranges pensées dont mon esprit s’irrite. L’infini se découvre davantage et les limites sont plus cruelles ; que sais-je enfin ? je ne vous répéterai pas mes ennuis ; c’est une vieille ballade dont je vous ai bercé jusqu’au sommeil. — J’ai songé aujourd’hui au petit usage que nous faisions de nos jours ; je ne parle pas de l’ambition, c’est dans ce temps chose si vulgaire, et les gens sont travaillés de rêves si ridicules, qu’il faut se glorifier dans sa paresse et se faire, au milieu de tant d’esprits éclatans, une auréole d’obscurité : je veux dire que nous vivons plus tourmentés par notre imagination que ne l’était Tantale par la fraîcheur de l’eau qui irritait ses lèvres et le charmant coloris des fruits qui fuyaient sa faim. J’ai tout l’air de mettre ici la vie dans les jouissances, et je ne m’en défendrai pas trop, le tout bien entendu dans les intérêts de notre immortel esprit et pour son service bien compris ; car, disait Sheridan, si la pensée