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et au dedans l’affection et la reconnaissance des peuples. L’existence de l’empire russe a été toute militaire jusqu’à ce jour, elle le sera long-temps encore. La Russie a besoin de la guerre ; si l’Angleterre lui fournit un prétexte, elle ébranlera bientôt l’Asie : Da mihi punctum, et terram movebo. Pierre-le-Grand avait dit : « Il faut maintenir l’empire dans un état de guerre perpétuelle… se pénétrer de cette vérité que le commerce des Indes est le commerce du monde, et que celui qui en peut disposer exclusivement est le maître de l’Europe. »

Il est de l’intérêt de l’Europe continentale, de celui de la France en particulier, que la Russie tienne l’Angleterre en échec dans l’extrême Orient. Les forces matérielles de la Russie ne sauraient rester inactives ; si elle est repoussée du côté de l’Asie centrale, elle retombera de tout son poids sur l’Occident, et une politique traditionnelle lui fait une loi de se mêler à toutes les querelles de l’Europe. Il ne faudrait pas cependant non plus laisser le champ trop libre à la Russie du côté de l’Inde ; car, si une lutte sérieuse s’engageait entre elle seule et l’Angleterre, en supposant cette lutte terminée en sa faveur et l’Angleterre ruinée, où serait la digue qui arrêterait le torrent ? Quant à présent, l’attitude de la France doit être celle de l’observation, mais de l’observation active. Tout en désirant le maintien de la paix, la France ne doit pas permettre qu’on dispose de l’avenir politique de l’Orient, et surtout de son avenir commercial, sans sa participation. Le temps a emporté bien des questions ; mais, comme le faisait observer un homme d’état dans le sein de notre parlement, la question d’Orient est restée et grandit tous les jours. Autour de cette question désormais s’agiteront les ambitions les plus hautes et se grouperont les plus vastes ressources, les combinaisons les plus hardies. L’organisation politique de la Russie est très favorable à l’accomplissement de ces grands desseins. La force du gouvernement ne s’use pas comme chez nous, dans ces derniers temps, en luttes électorales, en débats de tribune, en vaines agitations de politique intérieure, efforts stériles où il s’est dépensé journellement plus de capital intellectuel, plus d’activité physique et de temps, qu’il n’en eût fallu pour doter la France d’une bonne moitié des avantages qui lui manquent encore. La question financière, c’est-à-dire commerciale, est celle qui préoccupe le plus vivement le gouvernement impérial. Celle de la domination russe en Orient s’y rattache par des conséquences nécessaires, et c’est ce qui inspire aux Anglais une jalousie et une inquiétude dont la correspondance entre les cabinets de Londres et de Saint-Pétersbourg a fait foi.