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de la poche d’où était sorti le tapis. La chose paraît encore toute simple ; on déploie la tente, et l’on n’y pense plus. Schlemihl ouvrait de grands yeux ; mais quelle fut sa surprise quand, sur le désir exprimé par une personne de la société, le petit homme fouilla encore une fois dans sa poche et en tira trois chevaux sellés et harnachés ! À ce coup, Schlemihl s’éloigne épouvanté, croyant avoir rêvé ce qu’il a vu. Ce début est un vrai chef-d’œuvre de plaisanterie dans le genre fantastique ; jamais Hoffmann ne réussit mieux à préparer son lecteur à l’impression du merveilleux et ne l’introduisit plus graduellement et plus vivement à la fois au sein de la réalité quotidienne, ce qui est le grand art dans cette sorte de récit.

Bientôt Schlemihl se trouve face à face avec l’étrange personnage dont la conduite n’a paru surprendre que lui. Celui-ci, du ton le plus humble, lui dit, après force révérences : — Pardon de ma hardiesse, mon cher monsieur, mais… vous avez une bien belle ombre ; s’il pouvait vous convenir de vous en défaire, je m’en arrangerais volontiers. — Schlemihl est d’abord un peu étonné de la demande ; mais pour cette ombre, qui ne lui sert à rien, l’inconnu lui offre le sac merveilleux de Fortunatus d’où l’on peut tirer de l’or sans l’épuiser jamais. Le marché semble bon à Schlemihl ; il consent à la proposition. Aussitôt l’acheteur se baisse, et, avec une grande dextérité, enlève du sol l’ombre vendue, la roule soigneusement, la met dans sa poche et disparaît.

Ici commencent les tribulations du pauvre Schlemihl ; il s’aperçoit pour la première fois de ce que valait cette ombre, qu’il a possédée long-temps sans en connaître le prix. À chaque pas qu’il fait au soleil, chacun de se récrier : — Qu’a fait ce monsieur de son ombre ? Il a beau jeter l’or à pleines mains, il entend toujours dire derrière lui : Comment a-t-il perdu son ombre ? qu’est devenue son ombre ? que peut être un homme qui n’a pas d’ombre ? — Le même malheur le suit partout. Il est parvenu, en ne sortant que le soir ou par un temps couvert, à déguiser ce qui lui manque à celle qu’il veut épouser, et que son mérite, aidé du merveilleux petit sac, a décidée à lui donner sa main. La veille du jour où tous les vœux de Schlemihl doivent être couronnés, il a rassemblé dans un jardin quelques amis. Assis auprès de celle qu’il aime, il s’abandonne aux plus douces rêveries. Tout à coup la lune paraît et dessine une seule ombre sur le gazon. La belle regarde son prétendu avec un étonnement mêlé d’effroi, et jure qu’elle n’épousera jamais un homme qui n’a pas d’ombre. Son domestique vient lui déclarer un jour qu’il ne peut se résigner à servir