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équité entière cette obéissance sanglante de Perez, il faut envisager la situation qu’il s’était créée : les menaces d’Escovedo, son habileté et son audace, la connaissance que le jeune secrétaire avait acquise du caractère de Philippe, les bruits qui s’étaient déjà répandus sur la liaison de la favorite et du secrétaire d’état, enfin toutes les terreurs et tout le danger du moment, l’autorité de l’ordre royal auquel nul ne résistait, et la ruine menaçante et prochaine de la princesse et d’Antonio.

Le meurtre d’Escovedo, qui semblait mettre Perez à l’abri de tout danger, précipita cette ruine. La famille du mort s’émut, et la curiosité publique chercha quels étaient ceux à qui la mort de l’homme assassiné pouvait être de quelque avantage. On se rappela les railleries dont Escovedo ne s’était pas fait faute sur les amours du secrétaire et de la favorite. L’opinion accusa ces deux personnes. Les espions du roi lui rapportèrent ces bruits. Alors la situation de Perez changea tout à coup. Les soupçons de Philippe s’allumant au témoignage des espions et du bruit public, il reconnut la triple fraude dont sa maîtresse, son courtisan et son confident l’avaient investi. Ces trois personnes qu’il fallait perdre possédaient tant de secrets royaux, qu’on ne pouvait les perdre à la fois et tout à coup. Philippe attendit, et de tous ces personnages, si passionnés, si fourbes, si ardens, si redoutables, il n’était pas le moins embarrassé.

Le fils et la veuve du mort lui demandaient vengeance ; Perez lui demandait protection contre ses accusateurs ; la princesse calomniée exigeait satisfaction. Les Escovedo voulaient qu’on leur permît de traîner le meurtrier en justice ; Antonio Perez, accusé, rappelait à Philippe que le meurtrier, c’était le roi, et la favorite ne comprenait point la froideur et la haine qui succédaient à tant d’amour. Aux lettres suppliantes de Perez, Philippe répondait par des billets équivoques, qui témoignaient de son embarras : « J’espère que cela n’ira pas plus loin… J’espère que tout finira bien… En attendant, prenez garde à vous[1]. » Toutes ces lettres originales de Philippe le caractérisent profondément, et l’on doit les ranger parmi les plus curieux monumens de l’histoire moderne. Il faut voir avec quelle patience infinie le roi prépare sa vengeance, n’opposant rien à la princesse que de la froideur, ni à Antonio Perez que des paroles énigmatiques et de l’embarras, engageant l’un et l’autre à se taire, parais-

  1. « Espero que se ha de concluyr muy bien ;… espero, que esto no passara adelante… y entretanto que vay vos traed cuydado de vos ! »