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statant toute sa puissance ? Là gît un problème que l’histoire devra résoudre, et dont la politique contemporaine ne peut elle-même manquer de s’occuper, puisque des tentatives, moins téméraires, il est vrai, que ridicules, s’efforcent d’exploiter sans pudeur un nom qui n’est auguste que parce qu’il est solitaire.

Napoléon est peut-être, entre tous les grands hommes, celui dont il serait le plus facile de rabaisser la gloire, en prenant isolément tous les faits de sa vie, sans s’élever jusqu’à l’idée qui les domine et les féconde. Que répondre à la critique qui procéderait ainsi et dirait : « L’empire a doté la France des plus éclatans souvenirs de ses annales militaires ; mais son imprévoyance n’a-t-elle pas amené les Cosaques de l’Ukraine dans la cour du Louvre, et Waterloo ne compense-t-il pas Austerlitz ? Napoléon a été grand plutôt par les choses qu’il a faites que par la pensée qui les a inspirées, car la grandeur morale est-elle compatible avec ce mépris profond des nations et des hommes, avec le systématique abaissement des instincts les plus élevés ? Comment lui départir cette persévérance sagace et forte qui est le génie même en politique ? à quelle conception a-t-il été fidèle, hors celle de sa grandeur personnelle ? Domina-t-il les évènemens, et ne fut-il pas constamment entraîné par eux ? ses apologistes les plus habiles ne tirent-ils pas la principale défense de ses plans politiques des résistances de ses ennemis qu’il ne lui fut jamais donné de conjurer ?

« Ceux-ci ne l’ont-ils pas contraint de se précipiter d’excès en excès jusqu’à sa chute inévitable, sans qu’il ait su imposer le plus faible temps d’arrêt à l’Europe et à lui-même, dans cette course sans but comme sans repos ? On le voit d’abord, au début de sa carrière politique, essayer d’un nouvel équilibre européen qu’il est le premier à briser : plus tard il lui faut une ceinture d’états réduits en vasselage, et bientôt après ceci même ne lui suffit plus. Alors commence une tentative insensée d’absorption au sein de l’unité impériale, une lutte à mort contre tous les droits et toutes les nationalités ; et parce qu’il n’a pu parvenir à s’imposer à l’Europe, l’empire entend briser l’Europe elle-même. Ainsi se prépare une réaction qu’il fallait à coup sûr bien peu de pénétration pour ne pas pressentir, et dont Napoléon avait été le seul à ne pas comprendre toute la puissance.

« Cet homme a tenu le sort du monde dans sa main, et chaque jour il l’a joué à quitte ou double ; il pouvait réparer de grandes iniquités, fixer l’avenir des générations, hâter en le réglant le progrès des peuples vers leur régénération politique ; mieux placé pour faire